53

À la première gorgée de scotch, Benjamin s'étrangla. Fanny avala le sien d'un trait, comme s'il s'agissait d'un élixir capable de lui donner tout le courage dont elle avait besoin. Dans un claquement mat, elle reposa son verre vide sur la table basse avec le geste d'un joueur d'échecs qui positionne une pièce. D'une voix légèrement enrouée par l'alcool, elle déclara :

— L'autre femme est bien moins importante qu'Ânkhti. Il s'agit de moi.

Horwood afficha sa surprise.

— Tu espères me raconter une histoire te concernant que je ne connaîtrais pas ?

— Oui. Une histoire dont tu fais partie.

— Mais…

— S'il te plaît, ne m'interromps pas, fit-elle en levant la main. Ce n'est déjà pas évident…

Elle se redressa pour se donner plus d'assurance.

— Demain, après la réunion officielle avec les types du gouvernement, je vais partir pour quelque temps. Je ne l'ai pas voulu, Benjamin. C'est le directeur qui me l'a ordonné. Il dit que j'ai besoin d'une pause, à cause de l'attentat et de ma blessure à l'épaule — entre autres. Il a sans doute raison, même si travailler d'arrache-pied sur les reliques du tombeau m'a fait beaucoup de bien. Du coup, il nous envoie, Alloa et moi, nous mettre au vert je ne sais où, dans une de leurs adresses secrètes, au soleil, loin de tout, pour que je me repose à l'abri. Mais je compte ensuite revenir t'aider à poursuivre les recherches.

Ben ne broncha pas.

— Tu ne dis rien ?

— Tu m'as demandé de me taire.

— Oui, mais là, tu pourrais réagir.

Il fit mine de réfléchir.

— À quelle réaction t'attends-tu ? Je suis très content pour vous deux. Mets de la crème avant d'aller bronzer et si vous allez sur une île, n'oblige pas ton homme à faire de la plongée, je pense qu'il est vacciné pour un moment. Pense aussi à m'envoyer une carte postale.

— Je suis enceinte, Benjamin.

Quelque chose de violent se produisit dans le cerveau d'Horwood. Un court-circuit, une explosion, un incendie jusque dans les archives. Le feu se propagea vite, attisé par des rafales de sentiments. Les flammes gagnèrent tous les étages. Ce fut la panique partout, jusqu'au service de coordination des mouvements. Il allait falloir plus d'une caserne pour espérer maîtriser ce sinistre.

Les femmes sont parfaitement capables de faire disjoncter un esprit masculin pourtant solide. Une seule aurait pu suffire à venir à bout de celui de Benjamin ce soir-là. Ânkhti et son destin avaient déjà miné le terrain, mais la nouvelle de la grossesse de Fanny ouvrit en grand les stocks de produits inflammables. Aucun homme ne peut encaisser ce genre de séisme sans fissurer ses structures.

À voir la tête qu'il faisait, Fanny comprit que Benjamin n'était pas en mesure d'avoir une réaction cohérente. Elle attendit qu'il arrête de faire un bruit de pneu qui se dégonfle pour ajouter :

— Alloa n'est pas encore au courant. Je compte lui annoncer la nouvelle pendant que nous serons au calme. Je tenais à te prévenir avant. C'est sûrement idiot, mais pour moi, cette annonce en avant-première est comme un cadeau que je suis heureuse de t'offrir. Je te dois bien ça.

Benjamin mobilisait toutes ses ressources pour essayer de faire bonne figure.

— Est-il possible de faire comme si je n'avais rien entendu ? Peut-on s'en tenir à Ânkhti pour cette nuit, et reparler de tout cela à tête reposée, à ton retour ?

— Quelqu'un que j'aime énormément m'a dit très récemment : « Dès lors qu'un savoir existe, le fait qu'il soit connu et exploité n'est plus qu'une question de temps. »

— Soit. Parlons-en.

— Tu n'es pas heureux que je sois enceinte ?

— Bien sûr que si, mais je suis assez gêné de l'apprendre avant le père !

— Il comprendra. Il sait qui tu es pour moi. J'espère d'ailleurs que tu accepteras d'être le parrain de notre enfant. Chez nous, en France, c'est très important. On ne demande pas cela à n'importe qui. Ainsi nous serions un peu de la même famille.

— Merci beaucoup.

Il chercha ses mots.

— C'est un honneur qui m'émeut. Pardon de n'être pas plus enthousiaste, mais ça fait beaucoup d'un coup.

— Ce n'est pas fini, Ben. Je m'en excuse par avance.

— Cette fois, je dois m'inquiéter ?

— Te connaissant, tu en as le droit.

Il se renversa tout au fond de son fauteuil et acheva son verre d'un trait, sans tousser.

— En visionnant l'enregistrement de ta caméra, je me suis aussi intéressée au moment où tu t'es retrouvé seul dans la chambre funéraire, juste avant le retour d'Alloa et l'ouverture du sarcophage. Tu as eu peur du grondement de l'eau puis, pour te rassurer, tu t'es mis à parler comme si quelqu'un était avec toi. On t'entend clairement dire : « Toi aussi tu voudrais bien savoir qui se cache là-dedans… » Tu me jugeras peut-être prétentieuse, mais j'ai imaginé que ce pouvait être moi que tu projetais dans ce rôle de complice. Je me suis ensuite dit qu'il pouvait aussi bien s'agir de Karen…

Ben allait s'exprimer, mais Fanny lui fit signe de garder le silence.

— S'il te plaît, ne m'enlève pas mes illusions, et si tu ne veux pas que ça dégénère, ne fais aucun humour à ce sujet. D'autant qu'après, j'ai regardé les enregistrements de la caméra d'Alloa… Même derrière les vitres de ton scaphandre, j'ai clairement vu l'émotion sur ton visage lorsque vous avez déplacé la dalle de pierre et découvert ce qu'elle cachait. J'ai aussi assisté au déferlement brutal de la vague qui t'a propulsé contre le mur comme un sac. Heureusement que tu es là, devant moi, sinon je ne croirais jamais que tu aies pu t'en sortir. Quelle horreur ! Ta survie tient du miracle. La colère des dieux est peut-être une vue de l'esprit, mais en te retrouvant quasiment intact après cet enfer, bien qu'étant cartésienne je suis obligée de croire en leur bienveillance. Alloa a aussi joué son rôle à leurs côtés. Il a tout fait pour te tirer de là. Il s'est battu, Ben, je te jure qu'il s'est démené. Je n'avais jamais entendu un homme hurler de rage en luttant contre les éléments. Il a failli y laisser sa peau. Il n'a rien lâché. Je ne crois pas qu'il aura l'occasion de se donner autant une autre fois dans sa vie…

— Je l'espère pour lui. Je sais ce que je lui dois. Jamais je n'aurais pensé dire cela de lui un jour, mais il est mon héros. On dirait une blague et pourtant c'est vrai.

— Il a été très touché que tu le remercies. Mais l'histoire ne s'arrête pas là, Benjamin. Car pour moi, la véritable tempête et le raz de marée se sont déroulés avant celui provoqué par l'eau. Il a eu lieu lors de l'échange que vous avez eu, Alloa et toi, pendant que tu prélevais les derniers objets en toute hâte. Vous vous êtes parlé d'homme à homme, et cela m'a secouée autant que ta vague. Je te dois des excuses. Je m'aperçois que je suis plus douée pour décrypter des fragments de poteries romaines que les propos de ceux que j'aime.

— De quoi parles-tu ?

— Il y a des années, lorsque tu as voulu sortir avec moi, j'ai tout fait pour l'éviter. J'ai dû te faire beaucoup de mal. À l'époque, je ne flirtais qu'avec des garçons avec qui ça ne durait pas. Ils me couraient après, je me laissais parfois rattraper mais franchement, j'avais le don d'attirer les cas désespérés…

— Les jolies filles ont toujours attiré les abrutis.

— Dis donc, tu oublies que toi aussi tu me cavalais après !

— Je n'ai jamais prétendu être très malin.

— Toujours est-il que j'étais incapable d'envisager une histoire sérieuse. Il ne m'est pas venu à l'idée que pouvait naître entre nous autre chose qu'une petite aventure sans lendemain. Je n'étais pas encore capable de vivre quelque chose de profond. Toi si. J'ai eu peur que le fait de passer sur ce plan intime n'abîme notre lien, cette relation unique que nous partageons et à laquelle je tiens tellement. Alors j'ai fui. J'ai fait celle qui ne comprenait pas. Pire, j'ai cédé au premier venu pour qu'il joue le rôle à ta place. Je ne me souviens même plus de son prénom… La honte totale. C'est en surprenant ton regard lorsque Alloa t'a demandé si tu m'aimais que j'ai compris à quel point j'avais été idiote. J'ai vu tes yeux. J'ai stoppé l'image, je suis revenue en arrière et j'ai mis sur pause. Soudain tout est devenu clair. Je n'avais pas mesuré à quel point tu étais sérieux. Je suis désolée. J'espère que tu me pardonneras un jour.

Fanny avait laissé tomber son masque d'éternelle bonne humeur et Benjamin n'avait pas la force de lancer une plaisanterie. Il mit quelques secondes à répondre.

— Tu sais, Fanny, avec le recul, je pense que tu as eu raison. Même si ça n'a pas été facile pour moi, tu as sans doute sauvé notre relation.

— Tu dis ça pour me préserver.

— C'est évident, et je compte sur ton éternelle gratitude devant tant de générosité, mais sur le fond, c'est vrai.

— Tu ne crois pas que ça aurait pu coller entre nous ?

Horwood évita le regard de la jeune femme.

— Quelle importance ? Nous profitons aujourd'hui des rapports que j'espérais. Soyons objectifs : nous pouvons tout nous dire, nous ne divorcerons jamais. Nous ne nous verrons que parce que nous en avons envie. Je n'aurai pas à supporter ta collection de chaussures dans mon entrée. Tout va bien.

— Je n'en serai convaincue que lorsque je te verrai heureux avec une autre.

— T'ai-je déjà parlé d'un border collie avec qui j'ai vécu une histoire très forte ?

— Non, espèce de malade, mais je t'ai vu tomber raide dingue de cette statue au Victoria and Albert Museum.

— Tu n'as pas oublié grand-chose non plus. Bon sang, quelles courbes elle avait, cette Aphrodite ! Dommage qu'elle ait été de marbre.

— Karen n'est pas de marbre, elle. Ni au propre ni au figuré.

Ben se leva pour éviter d'avoir à répondre.

— J'ai besoin d'un deuxième verre, dit-il.

— Tu m'en sers un aussi ?

— Même pas en rêve. Plus d'alcool pour toi jusqu'à ce que je sois parrain. Tu es enceinte, d'un autre que moi soit dit en passant. Alors je n'ai aucune raison de partager avec toi cet excellent whisky dont j'ai grand besoin.

Il se servit à boire et savoura ostensiblement sa gorgée sous le regard incrédule de Fanny.

— Sadique.

— Cochonne.

Загрузка...