Lorsque Benjamin émergea enfin, il lui fallut quelques instants pour savoir où il se trouvait.
— Ça va mieux ? On a fait son gros dodo ?
Karen était lovée dans le large fauteuil face au sien et son regard exprimait clairement l'ironie. Tout était calme dans la cabine du jet où ils voyageaient seuls, et l'engin filait avec une parfaite stabilité. Pour ne pas se laisser hypnotiser par les jolis yeux noisette, Ben s'étira en se tournant vers le hublot. Il ne vit rien d'autre que la nuit noire ponctuée par le flash de position situé à la pointe de l'aile.
— J'ai dormi longtemps ?
— On se pose à Osaka dans moins d'une heure, j'espère que vous avez honte.
— Ce serait logique, mais j'ai trop faim.
La jeune femme, agacée, attrapa un petit sandwich sur la table voisine et le lui jeta.
— Vous attendiez mon réveil ?
— Fin psychologue avec ça… Voilà des heures que j'épie le moindre signe de reprise de conscience sur votre petite gueule d'ange. Effectivement, j'attendais. À force, je connais par cœur le tressautement saccadé de vos paupières lorsque vous rêvez. Vous m'avez rappelé le chien de mon grand-père. Quant au rythme de vibration quasi bestial de votre lèvre quand vous ronflez…
— Petite chanceuse, vous avez donc eu le privilège d'assister à ce merveilleux spectacle. Au lieu de me reluquer, vous auriez dû me réveiller.
— J'avoue que l'idée m'a effleurée. Au moins une bonne centaine de fois. J'ai adoré imaginer que je vous bouchais le nez et que vous sortiez brutalement de votre léthargie en paniquant. J'ai même songé à enfourner un de ces délicieux chocolats dans votre bouche restée constamment ouverte entre le survol de la Suisse et celui de l'Indonésie.
— Voilà donc pourquoi j'ai si soif. Mais j'y pense, vous avez donc vu ma glotte. Elle vous plaît ? Personne ne m'en parle jamais. Ça m'inquiète.
Karen secoua la tête de dépit.
— Pourquoi n'avez-vous pas dormi, vous aussi ? ajouta Ben.
— Qui aurait étudié les données du site où nous sommes attendus ? Vous ? Quelques minutes avant l'atterrissage ?
— Pour certains examens — et non des moindres, il m'est arrivé de réviser à la dernière minute, et vous seriez surprise de savoir à quel point j'ai tout de même été brillant.
— Prétentieux.
— Insomniaque.
Ben déballa son sandwich en riant et l'entama à belles dents. Karen déplia un ordinateur portable qu'elle orienta vers Horwood. En voyant les photos s'afficher, il se frictionna les yeux.
— C'est là que nous nous rendons ? Mais c'est gigantesque !
— La tombe de l'empereur Nintoku est une des plus grandes sépultures du monde. Plus étendue que quarante terrains de foot.
— Vu du dessus, ça ressemble à un trou de serrure posé au milieu d'un lac…
— Évitez de leur faire ce genre de remarque. Inutile d'ajouter un incident diplomatique à ce que nous avons à gérer.
— C'est bien une île ?
— Deux fossés concentriques inondés encadrent un lac au milieu duquel se trouve ce que les Japonais appellent un kofun. Au milieu du plan d'eau, le tertre émergé — celui qui ressemble à un trou de serrure — mesure en fait plus de 700 mètres de long et se compose d'une très grande butte ronde, le tumulus, qui contient la chambre mortuaire, prolongé dans son axe par une vaste partie triangulaire.
— Surprenant qu'un lieu aussi impressionnant ne soit pas plus connu.
— Sans doute parce qu'il ne se visite pas et que rien n'en est visible depuis les abords. Le site est couvert de forêts et l'on n'en comprend la forme géométrique particulière que grâce à des vues aériennes. Si l'on passe à côté, rien ne le distingue d'une simple réserve naturelle. Aucun tourisme n'y est toléré. Et les fouilles, même officielles, y sont interdites. L'Agence impériale, qui gère le site, s'y oppose par respect pour le repos et la mémoire du défunt.
— Que s'est-il passé ?
— Apparemment, la chambre funéraire a été profanée. On ne nous a rien communiqué de plus pour le moment.
— Ça n'arrête donc jamais, vos histoires…
— Surtout depuis quelque temps.
— Sérieux, vous trouvez que j'ai une gueule d'ange ?