Benjamin accéléra pour doubler une enfilade de poids lourds. Il apprécia la puissance avec laquelle le moteur réagit. Tout en restant concentré sur sa conduite, il lança un bref regard à Karen :
— Vous saviez que le professeur n'avait pas de famille au nord de l'Écosse et pourtant, son excursion ne vous a pas interpellée ?
— Il était en vacances. Il avait le droit d'aller là où bon lui semblait. Il n'a jamais prétendu qu'il se contenterait de rendre visite à ses proches.
— Trois jours sur la côte nord, au milieu de nulle part, sans bouger. Vous ne trouvez pas cela curieux ?
— Que voulez-vous que je vous dise ? Je n'étais pas dans sa tête. Peut-être un souvenir avec sa femme, la vue, la plage, la mer…
— Vous connaissez l'Écosse ?
— J'y ai fait de la marche avec des copains quand j'étais plus jeune. Le West Highland Way. Sublime, mais éprouvant.
— Vous n'aimez pas la randonnée ?
— Si, mais je n'aime pas me faire doucher huit heures par jour en plein été. Trempée, tout le temps. Faire du feu relevait de l'exploit. Même les biches nous regardaient avec pitié, c'est dire. D'une certaine façon, c'était mon premier stage commando.
— Avec mes parents, j'ai eu l'occasion de faire du camping en Écosse. On est allés à l'est, à l'ouest, le plus souvent en restant le long des côtes. J'en garde de très beaux souvenirs. Par contre, nous ne sommes montés à l'extrême nord qu'une seule fois, et nous n'y avons jamais remis les pieds. Un cauchemar dans des paysages somptueux. À peine le soleil couché, les midges passent à l'attaque en nuées. Ces saletés de bestioles vous prennent pour un buffet à volonté. Quant aux plages… L'eau est glaciale et avec le vent à plier les moulins, vous recevez en pleine figure tout ce qui n'est pas solidement arrimé. Lambeaux d'algues, embruns, mousses et fragments de tourbe séchée. Une thalasso minute avec enveloppement ! Une fois, je me suis même pris un crabe crevé en pleine tête. La baie où nous avions séjourné portait le surnom évocateur de « Chaudron de l'enfer ». Pas besoin d'y rester longtemps pour saisir à quel point l'appellation était justifiée. Alors, à moins d'un pari perdu — ce qui n'était pas son genre —, l'idée que Wheelan ait pu passer trois jours face à ce spectacle wagnérien me laisse dubitatif.
Horwood accéléra à nouveau. Karen se crispa.
— Benjamin, vous devriez ralentir. Vous conduisez depuis Londres et on a bien dû faire 700 bornes. Si vous fatiguez, je peux reprendre le volant…
— Pas question. Je trouve déjà que vous vous en sortez bien. Quand je pense à ce que j'ai imaginé vous infliger, vous devriez vous estimer chanceuse de n'avoir qu'à me laisser conduire cette petite bombe. Vous auriez préféré être obligée d'aboyer sur mon ordre pendant toute une journée ?
— Vous êtes-vous déjà fait frapper par un chien ceinture noire ?
— Sale bête.
Arrivés au bout de l'autoroute M6, ils continuèrent vers le nord et Glasgow. Alors qu'ils contournaient la ville par l'est, Ben commenta :
— Nous ne sommes qu'à quelques kilomètres de l'endroit où Rudolf Hess s'est écrasé avec son avion.
— Essayez de ne pas finir comme lui, cette voiture n'est pas une fusée et nous ne sommes plus sur une voie rapide…
Après avoir dépassé les faubourgs nord, ils poursuivirent vers Stirling, dont ils aperçurent bientôt le château perché sur son éperon rocheux.
Au fil des kilomètres, les paysages devenaient de plus en plus vallonnés et sauvages. Plus question de faire des pointes de vitesse, mais Benjamin ne s'en trouvait pas frustré. Les routes serpentaient à travers de vastes étendues de landes et de forêts. Voir défiler ces panoramas sans cesse redessinés par les variations de lumière et le relief changeant l'apaisait. Le pays dégageait une puissance sereine. L'impression de se trouver partout au cœur d'un écrin bienveillant à l'horizon protégé par des remparts de collines aux formes douces où glissaient les ombres des nuages. Ben aimait rouler dans ce décor en compagnie de Karen. Pour la seconde fois depuis qu'il la connaissait, il avait la sensation d'être en vacances avec elle. L'idée lui plaisait.
Horwood avait décidé de rallier Inverness, leur point d'étape, en coupant au plus court, par Newtonmore. Karen insista cependant pour qu'ils fassent une pause. Ben finit par céder lorsqu'ils atteignirent Aviemore, vivante bourgade marquant l'entrée vers le parc national des Cairngorms.
La structure de la petite ville rappelait le Far West : tous les commerces s'alignaient le long de l'unique rue principale. L'artère centrale, les magasins et les terrasses des bars étaient envahis de sportifs en tous genres venus dans la région pour marcher, pagayer, pédaler ou escalader. Le spectacle de cette effervescence bon enfant produisit un étrange effet sur Karen et Ben.
Ils trouvèrent une place de parking face à la petite gare et quittèrent leur véhicule. Sans prononcer une parole, Holt désigna le pub qui lui sembla le plus authentique. Ben acquiesça. Sans doute à cause de la fatigue de la route, certainement aussi en raison de l'ambiance, tous deux se sentaient en décalage vis-à-vis de l'environnement estival. Ils traversèrent la rue, sur leurs gardes, comme s'ils redoutaient qu'un tireur ne sorte du saloon pour les provoquer en duel.
En pénétrant dans le pub, la sensation fut encore plus frappante. Le brouhaha des voix, les rires, le tintement des couverts et le choc des verres formaient un territoire étranger, celui de la paix, celui de la liberté, de l'insouciance.
Une jeune femme les accompagna à une table et leur indiqua le tableau des menus accroché au mur entre des drapeaux et une collection de billets de multiples monnaies. Karen ne réussit pas à se concentrer sur la liste des plats, trop longue à son goût. Par défaut, elle opta pour un fish and chips peu imaginatif. Ben s'empressa de l'imiter sans même avoir consulté ce que la maison proposait d'autre. L'agent et l'historien éprouvaient à présent un curieux sentiment d'irréalité à se retrouver dans cette ambiance aux antipodes de leurs préoccupations. Ils regardaient autour d'eux en se demandant ce qu'ils faisaient là, prisonniers d'un film mettant en scène des vies normales. À leur droite, une tablée de potes se retrouvaient autour d'un verre après avoir baroudé. En face, un couple qui, en dépliant des cartes, se demandait ce qu'il ferait le lendemain. Juste à côté, deux jeunes s'embrassaient en se foutant royalement de l'endroit où ils se trouvaient. Holt et Horwood mangèrent rapidement, sans échanger le moindre mot. Aucun des sujets dont ils auraient pu discuter ne devait être évoqué dans un lieu public.