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Benjamin se retourna d'un seul coup dans son lit. Il dormait d'un sommeil agité. Étendant un bras, il repoussa les oreillers qui glissèrent avec un bruit de frottement jusqu'à tomber du matelas. Le visage crispé, il semblait en proie à une intense inquiétude. Il respirait puissamment, comme quelqu'un qui, malgré sa peur, mobilise ses forces avant de passer à l'acte. Ses jambes s'animèrent. Il était encore plongé dans ce rêve, le même qui revenait presque chaque nuit depuis sa visite dans le tombeau d'Ânkhti. Ses crépuscules étaient devenus des rendez-vous.

Il connaissait désormais le nom de la jeune femme mais ne voyait toujours pas son visage. Il sentait sa présence. Il existait autour d'eux la bulle d'énergie commune qui unit les vrais couples. Dans les premières lueurs de l'aube, seuls, ils se tenaient la main au pied de la monumentale façade du grand temple d'Abou Simbel. Tous deux étaient vêtus d'une longue robe de toile écrue. Derrière eux, le flot naturel du Nil s'écoulait librement, tel qu'au début du royaume. Le vent déjà chaud balayait la vallée, colportant les cris des oiseaux occupés à pêcher.

Ils pénétrèrent dans le temple. Ils connaissaient l'endroit, mais cette visite ne ressemblait à aucune autre. Ils traversèrent les salles sous le regard des dieux et des pharaons qui semblaient les accompagner. Plus ils avançaient, plus l'ambiance sonore du bord du fleuve s'estompait. Ils se glissèrent derrière un paravent et s'engagèrent dans l'escalier secret.

Alors qu'ils montaient les marches, l'écho de leurs pas synchronisés résonnait dans le silence. Au seuil de la chambre mortuaire, Ânkhti s'immobilisa. Elle commença à parler. Ben entendait sa voix mais ne comprenait pas sa langue. Elle lâcha sa main pour avancer seule.

Sur la dalle du sarcophage ouvert, elle saisit les uns après les autres les objets alignés, puis les déposa dans leurs logements respectifs en racontant ce qu'ils étaient. Benjamin écoutait. Il aurait voulu comprendre ce qu'elle expliquait. Il savait à quel point c'était important. Pourtant, le sens lui échappait et il ne s'attachait qu'à l'émotion qu'engendrait le timbre vocal particulier de sa compagne. Dans l'atmosphère ouatée de la salle souterraine, les paroles de la jeune femme emplissaient l'espace comme une mélopée. Parfois, elle achevait ses phrases en un murmure.

Ânkhti venait de ranger la grande coupelle de bronze dorée. Il ne lui restait plus qu'un objet à placer : le caillou brun boursouflé ayant la forme et la taille d'une orange. Il s'insérait exactement dans le réceptacle creusé à son intention. Elle le désigna et ajouta quelques mots, sans doute inconsciente du fait que celui à qui elle s'adressait restait étranger à son message.

Ayant achevé cet ultime rituel, elle se tourna vers Benjamin et lui prit tendrement les mains. Peut-être échangèrent-ils un regard. Peut-être l'embrassa-t-elle. Il n'osa pas l'étreindre. Elle était plus qu'une reine. Elle était la dernière.

Benjamin retint sa respiration. Ânkhti se confia encore. Il ne comprenait toujours pas un mot, mais sa voix l'apaisait. Malgré son fardeau, elle trouvait encore la force de le réconforter. Elle attira les paumes de Ben et les posa contre ses joues fraîches.

Puis vint la séparation. Elle grimpa sur le marchepied et monta dans le sarcophage. Résignée mais digne, elle se coucha à l'intérieur. Elle s'étendit comme elle aurait pu le faire avant un sommeil ordinaire. Pourtant, elle ne s'allongeait pas sur une couche de coton mais sur la pierre brute, et sa nuit allait durer jusqu'à la fin du monde.

Avec soin, la jeune femme rectifia les plis de sa tunique et la position de son large collier. Elle demanda son masque d'or et de pierreries. Elle s'en recouvrit elle-même le visage. Benjamin était bouleversé. Une dernière fois, il entrevit l'éclat d'un regard qui allait lui manquer plus que tout. Lorsque l'ornement fut en place, paisiblement, Ânkhti croisa les bras sur sa poitrine et ne prononça plus un mot.

Au-dessus de la sépulture, les longues ailes peintes se déployèrent et s'étendirent, protectrices. Le disque solaire, puis tout l'or présent dans la salle, au mur et sur Ânkhti, se mit à briller d'un éclat fabuleux qui inonda progressivement la chambre de lumière, jusqu'à obliger Benjamin, aveuglé, à fermer les yeux aussi fort qu'il le put. Alors, le rêve s'arrêta.

Après chacune de ces rencontres irréelles, Benjamin se réveillait en sursaut. Son cœur battait la chamade. Il se souvenait de tout et n'avait pas l'impression d'avoir rêvé. Il lui semblait sentir encore la main de la jeune femme dans la sienne. Le parfum de la poussière de pierre flottait autour de lui, parfois supplanté par des fragrances d'agrumes et de myrrhe. Il frottait ses yeux éblouis par la clarté dont il ne subsistait rien.

Peu à peu, la réalité du lieu où il s'éveillait reprenait le dessus. Mais le mirage n'avait pas laissé uniquement un souvenir. Presque à chaque fois, au terme de son hallucination, une idée ou une réponse s'imposait à son esprit, mystérieusement déposée au seuil de sa conscience. Comme un présent, comme le don d'une mémoire qui cherchait à le guider, un élément inédit venait éclairer ses réflexions.

Chacune de ces révélations apparues pendant son sommeil l'aidait à comprendre le puzzle. Pour toutes, il s'était demandé si une partie de son cerveau avait travaillé pendant qu'il s'évadait dans son imaginaire, ou bien si Ânkhti utilisait ses songes pour communiquer avec lui. Internes ou surgies de l'au-delà, issues d'un processus naturel ou d'une vision romantique qui refusait la mort, ces réponses étaient toujours pertinentes. Quelle que soit leur importance, leur évidence s'imposait naturellement.

Celle que Benjamin découvrit ce matin-là était exceptionnelle, et il se demanda pourquoi aucun autre historien ne l'avait envisagée avant.

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