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Au cœur de la City, une tour de verre à l'architecture épurée dominait les immeubles sages du quartier des affaires. Rectangulaire à sa base, elle s'élevait en s'élargissant pour s'épanouir dans une forme protubérante arrondie abritant le Sky Garden, le jardin le plus haut de Londres. Éden aérien, l'endroit avait rapidement gagné la réputation d'attraction de premier plan.

Pour être autorisée à y monter armée avec son protégé, Karen avait été obligée de s'identifier officiellement et d'emprunter d'autres ascenseurs que ceux réservés aux touristes.

Une fois arrivés au trente-cinquième étage, à plus de cent cinquante mètres au-dessus du sol, la jeune femme et Horwood débouchèrent dans une gigantesque serre au centre de laquelle se dressaient un restaurant et un bar aménagés en terrasse, cernés d'un immense jardin en pente orienté plein sud. L'endroit associait un design futuriste à une ambiance naturelle, formant un écrin lumineux géant peuplé d'arbres de belle taille et de luxuriants parterres végétaux, au creux desquels avaient été aménagés des recoins équipés de bancs.

Ben s'approcha des baies vitrées. La vue sur la capitale anglaise était stupéfiante. À des dizaines de kilomètres à la ronde, rien n'échappait au regard. Depuis cette hauteur, les avenues apparaissaient comme de simples rubans gris sur lesquels les bus rouges ressemblaient à des modèles réduits. Traversant la Tamise sur des ponts d'allumettes, les métros et les trains de banlieue filaient comme des jouets électriques.

— Vous a-t-il précisé l'endroit où il vous attend ? demanda l'agent Holt, que le charme du lieu ne distrayait pas du motif de leur visite.

— Détendez-vous, Karen. Profitez un peu. Après des semaines passées enfermé dans des laboratoires, des appartements confinés et des temples souterrains, voir si loin, découvrir un horizon dégagé environné de ces plantes qui exhalent des parfums frais me fait un bien fou. Pas vous ? On n'imagine pas que les plaisirs de ce monde continuent d'exister lorsqu'on est plongé dans les problèmes jusqu'au cou.

— J'envie votre enthousiasme. Pour ma part, je n'oublie jamais que même dans ce genre d'endroit, les ombres rôdent en attendant leur heure. Aidez-moi à localiser Folker.

— Il m'a prévenu qu'il patienterait sur un banc dans les fleurs. Montons en faisant le tour, on finira bien par le trouver.

Ils se mêlèrent à la foule des visiteurs qui musardait dans ce paysage improbable. Beaucoup se prenaient en photo devant le panorama ou les plantations les plus spectaculaires. Au moment de fixer le souvenir, certains arboraient un sourire parfaitement maîtrisé, d'autres s'embrassaient ou faisaient d'étranges signes avec leurs doigts. Les codes et symboles sont partout. Sur le qui-vive, Karen passait la foule au crible avec une attention extrême.

C'est en redescendant par le flanc est que de haut, Ben aperçut la silhouette et reconnut la crinière blanche de l'ancien assistant de recherche. Il se hâta de le rejoindre.

— Monsieur Folker ! Quel plaisir de vous retrouver. Je ne suis pas en retard au moins ?

— C'est moi qui étais en avance. Bonjour, Benjamin. Merci de vous être rendu disponible si rapidement.

Il lui indiqua un cube de bois servant de siège.

— Asseyez-vous près de moi, nous avons peu de temps.

La présence des deux hommes avait brutalement élevé le niveau d'alerte de plusieurs crans. Nerveuse, Karen balayait l'espace, à l'affût de toute attitude suspecte, en gardant discrètement la main sur la crosse de son automatique.

Ben se rendit compte à quel point Folker était tendu. Pour le réconforter, il se permit de prendre ses mains tremblantes entre les siennes en un geste chaleureux.

— Tout va bien, Robert. Je suis là et l'agent Holt nous protège. Vous ne risquez absolument rien. Pourquoi avoir voulu nous retrouver ici ?

— Ma petite-fille adore. C'est avec elle que j'y viens. Elle dit que cet espace est « une planète posée dans le ciel ». C'est pour moi un lieu associé au bonheur. Il n'y en a plus tant que cela… En outre, il y a du monde, je préfère ne pas être seul en ce moment.

— Qu'est-ce qui vous préoccupe ?

— Vous allez me croire sénile, mais depuis quelque temps, j'ai l'impression d'être surveillé. Même à la Library, j'ai souvent la sensation que des oreilles traînent. Je surprends des regards de gens que je n'ai jamais vus. Ils m'observent à la dérobée, j'en suis presque certain. Dans les couloirs déserts des étages d'étude, il m'arrive même de ressentir des présences et de prendre peur. J'essaie de me raisonner, de mettre cela sur le compte de la paranoïa d'un vieil homme que la solitude abîme et que l'affaire du Splendor Solis a ébranlé. Mais rien n'y fait.

— Vous êtes simplement fatigué. Ne vous accablez pas. Si vous en ressentez le besoin, n'hésitez jamais à m'appeler.

— C'est ce que j'ai fait. Je voulais que vous soyez au courant de ce que j'ai découvert au sujet du Splendor Solis, au cas où il m'arriverait malheur.

— Dites-moi tout.

— Après notre entrevue au sujet des pages volées, j'ai poursuivi mes recherches. Un peu pour le plaisir, je l'avoue, mais surtout parce que j'étais de plus en plus intrigué par les illustrations foisonnantes associant éléments ésotériques et scènes figuratives. Comme Ronald avant moi, je me suis mis en tête de traquer les informations cachées qu'elles pouvaient contenir. J'ai cherché à lire dans les plis des robes, dans les ombres, dans les herbes, dans les nuages. Des heures, que dis-je, des nuits à user mes pauvres yeux avec des loupes ! J'ai essayé de percer le code des couleurs et des formes, de déchiffrer la symbolique. J'ai aussi analysé les paysages, les monts et vallées, les courbes des fleuves, les villages, et même les éléments architecturaux dépeints pour tenter d'y déceler au moins des indications de localisation.

— Qu'avez-vous découvert ?

— Rien. Pas la moindre ressemblance entre les illustrations et une quelconque réalité qui ne soit pas déjà connue.

Devant l'air aussi surpris que déçu de Benjamin, Folker s'empressa d'ajouter :

— Mais un hasard nocturne m'a révélé bien davantage…

Folker s'anima soudain, et Ben reconnut l'authentique sourire d'enfant que l'ancien assistant de recherche arborait lorsqu'il était content d'avoir joué un tour au professeur Wheelan.

— J'imagine sans peine l'excitation de Ronald si j'avais pu lui annoncer ce qui m'est apparu… Voilà donc toute l'histoire : un soir, alors que j'avais travaillé tard et que le personnel avait quitté les bureaux, je me suis enfin décidé à rentrer. Comme d'habitude, j'ai éteint les lampes éclairant mon plan de travail, mais Nancy avait oublié d'éteindre les siennes. Elles projetaient une lumière de biais jusqu'à ma place. Je n'avais pas encore refermé le volume lorsque j'ai été surpris de constater que la page que j'étudiais — celle du « Vieux Roi et du jeune Roi » — semblait réagir à cet éclairage particulier. Certaines parties de l'illustration brillaient anormalement. Sous cet angle, la lumière faisait ressortir des détails de la robe du jeune monarque, mais aussi certaines zones de l'ornementation encadrant la page, qui en temps normal ne se remarquent pas. Inutile de vous dire que malgré ma fatigue, il n'était plus question de regagner mon domicile pour me reposer ! J'ai regardé de plus près. J'ai alors passé toutes les pages en revue et je me suis rendu compte que l'apparence première du codex se double d'une lecture secrète que personne n'avait encore jamais percée à jour. Dans toutes les pages enluminées, aussi bien dans les dessins que dans les inscriptions et légendes, j'ai pu constater que certaines lettres et des détails ont été particularisés. Je n'ai rien dit à qui que ce soit et j'ai attendu la nuit suivante pour approfondir mes investigations.

« Il m'a fallu un microscope pour m'apercevoir que toutes les parties dorées n'ont pas été traitées selon la même technique. Certaines ont été simplement recouvertes à la feuille ou à la poudre d'or, mais d'autres ont été en plus retouchées avec un pigment diffractif spécial qui se met à briller sous une lumière rasante. Je vais vous montrer.

Folker sortit son téléphone de sa poche et ouvrit le dossier des images.

— Cela ne rend évidemment pas aussi bien en photo qu'en vrai, mais vous allez tout de même parfaitement vous rendre compte.

Il afficha une page peu éclairée représentant le « Couple royal ». Certaines lettres de la présentation de la scène, mais aussi d'autres inscrites sur les rubans rouges et bleus portés par les deux dignitaires, se détachaient en brillant d'un éclat nacré.

— Fascinant, souffla Ben.

— Le phénomène se répète sur toutes les illustrations. J'ai fait des photos de chacune. Elles ne sont pas d'excellente qualité, mais cela me permet de garder une trace et d'éviter que vous ne me preniez pour un vieux fou.

— Loin de moi cette idée, monsieur Folker. Pouvez-vous m'envoyer ces photos ?

— Vous les envoyer ?

— Oui, via votre téléphone.

Folker lui tendit son appareil.

— Faites-le vous-même. Ma petite-fille saurait comment s'y prendre, mais je n'y entends rien. Ces techniques sont de votre temps, pas du mien.

Benjamin sélectionna toute la série et l'expédia sur son numéro.

— Je n'en ai soufflé mot à personne, précisa le vieil homme. Je suis bien ennuyé. Que faire de cette découverte ? À qui la confier ? C'est une énorme responsabilité. Ronald, lui, aurait su quoi faire.

— Ne vous en faites pas. Nous allons vous aider.

— Ce traitement sélectif n'est en rien dû au hasard, Benjamin. Il ne s'agit ni d'une facétie d'artiste ni d'un accident. J'en ai la preuve.

— Expliquez-moi.

— Je ne suis sans doute pas le plus qualifié pour résoudre ces énigmes, mais sur au moins deux pages, j'ai pu constater que ces lettres différenciées forment à elles seules des mots jusque-là dissimulés dans le texte qui leur sert de paravent.

Folker reprit son téléphone et fit défiler les vues.

— Dans l'illustration représentant « Le Chevalier de l'Art royal » debout sur les fontaines d'or et d'argent, la citation inscrite sur son bouclier ainsi éclairée révèle une référence qui renvoie à un texte précis d'Hermès Trismégiste.

— L'un des pères de l'alchimie ?

— Celui-là même. Vous connaissez son importance.

— Je ne suis qu'historien de formation, et si je ne m'abuse, Trismégiste est une figure de l'occultisme et de l'hermétisme.

— C'est d'ailleurs de son nom qu'est tiré l'adjectif hermétique.

— Je sais également que l'art royal est aussi désigné sous le nom de science hermétique, mais ma culture au sujet de ce personnage ne va pas beaucoup plus loin.

— Laissez-moi vous éclairer.

Folker fit défiler ses photos et présenta la page du « Philosophe alchimiste » portant une robe drapée d'étoffe rouge et bleu.

— Vous souvenez-vous de cette illustration ?

Ben reconnut le ruban s'échappant de la fiole au-dessus du savant, telle une fumée.

— Vous nous aviez montré l'original lors de notre visite à la British Library.

Folker opina.

— On peut affirmer sans risque que cette peinture est une représentation du mythique Hermès Trismégiste. Son existence n'est pas avérée, mais la plupart des textes fondateurs de l'occultisme et de l'alchimie lui sont attribués. Les plus grands auteurs le citent en référence depuis la plus haute Antiquité. Son génie rayonnait sur la médecine, la magie, l'alchimie, la philosophie, l'astrologie et même la théologie. Difficile de dire à quelle époque il aurait pu vivre. Les Égyptiens assimilèrent ses travaux à ceux du dieu Thot qui, chez les Grecs, prit la forme d'Hermès. Le dieu Thot symbolisait la lune par opposition au soleil, et il aurait selon la croyance inventé l'écriture et la langue de Ptah — le Verbe de Dieu, qui donna naissance à l'univers. La civilisation grecque s'empara de cette illustre figure et contribua à sa renommée. Platon mentionne ainsi « Theuth » et lui attribue la maîtrise des enseignements secrets. L'étymologie de son nom suffit à le définir. Le mot « Trismégiste » signifie « trois fois très grand » — en dérivant à la fois de la langue égyptienne et d'autres plus anciennes —, auquel le prénom « Hermès », messager des dieux chez les Grecs, viendra s'accoler. Ainsi renforcé par l'admiration que les différentes cultures successives portèrent à ses travaux, Hermès Trismégiste gagna le statut de maître de la mystique alchimique. Depuis plus de deux millénaires, il est régulièrement invoqué, cité, et les écrits qui lui ont été attribués ont fait florès jusqu'à l'âge d'or de l'alchimie en Europe. D'innombrables légendes, pouvoirs et miracles lui sont prêtés. Comme l'alchimie, le nom de Trismégiste sera dévalorisé, puis dénigré par les charges répétées d'esprits autoproclamés rationalistes. Mais bien que l'ayant privé de lumière, ils ne parviendront jamais à le renvoyer dans l'obscurité de l'oubli. Certains des textes qui lui sont attribués sont encore à ce jour révolutionnaires. Beaucoup de ses enseignements se retrouvent d'ailleurs dans le florilège du Splendor Solis.

— Pensez-vous qu'il ait réellement existé ?

— Qui suis-je pour répondre ? À défaut de vérité, je peux vous confier mon modeste sentiment, mais il convient d'être prudents. Nous savons bien peu de chose sur les temps des premières civilisations qui l'auraient vu naître. Nous connaissons à peine le nom des rois, alors que peut-on espérer apprendre sur un érudit disparu depuis des millénaires ? Le professeur Wheelan pensait que Trismégiste n'était sans doute que l'incarnation fantasmée du prophète tant espéré par les adeptes de l'alchimie.

— S'il n'est qu'une cristallisation imaginaire, comment expliquer la richesse de ses enseignements ?

— Par la profusion de ceux qui ont voulu y croire et qui, pour entrer dans sa légende, se sont réclamés de lui.

En écoutant Folker, Benjamin se trouvait transporté dans un univers à des années-lumière du décor qui les entourait.

— Benjamin, fit le vieil homme gravement, je n'ai plus l'âge ni la force de me lancer dans une telle quête. Vous, si. Vous avez l'énergie et les capacités qui conviennent. Je ne connais personne de plus apte que vous. Cherchez ce qui se cache dans ces illustrations, trouvez-en le sens. Je suis certain que c'est le secret que visent ceux qui ont volé les pages.

Benjamin eut un sourire mi-amusé, mi-sceptique.

— Votre confiance m'honore, mais je doute d'être à la hauteur.

— Ayez foi en vous.

— À l'instant, vous évoquiez une référence cachée sur le texte du bouclier du Chevalier…

— Vous vérifierez par vous-même sur les photos, mais grâce au message débusqué dans l'illustration, j'ai effectivement identifié le passage des œuvres de Trismégiste auquel il renvoie.

— Vous souvenez-vous du thème qu'il aborde ?

— Je me rappelle bien plus que cela. Il est gravé en moi à la virgule près. Depuis que j'ai lu le passage, chaque mot résonne dans ma pauvre tête, comme des notes dont je ne saisis malheureusement pas la mélodie. Je cherche mais je ne trouve pas. Écoutez, et jurez de m'en confier la clé si vous la découvrez.

— Vous avez ma parole.

Folker se pencha vers Benjamin, la bouche à quelques centimètres de son oreille. D'une voix posée, très articulée, il murmura :

— « L'expérience a besoin des siècles pour grandir. Les idées ont besoin de simplicité pour atteindre l'essentiel. Nulle création animée ou inerte n'est séparée du tout. Rien ne sera entrepris sans raison. Aucune chimie, aucune œuvre de pensée ou de cœur ne doit être considérée comme inférieure au regard des sphères les plus pures. Montagnes et abysses, glace et braise, jour et nuit, or et boue, roi et mendiant sont à jamais unis dans le flamboiement céleste. Seul le pouvoir de lumière peut créer ou détruire. Seuls les sages ont l'esprit assez noble pour recevoir la connaissance des arcanes, et c'est à eux que le grand savoir se transmet en secret, vie après vie. Si d'aventure, corruption ou trahison souillent le dessein comme le poison pollue l'onde, la lumière de Dieu deviendra celle du diable, dressant d'irréversibles périls devant nos destinées. Avant que l'aube des traîtres ne survienne, les initiés scelleront l'éternel oubli des Vérités. Qu'ils les enfouissent aux confins et les préservent en souvenir des témoins du Premier Miracle. Qu'ils permettent l'offrande de l'avenir. »

Bien qu'il n'ait pas toutes les clés, bien qu'ignorant précisément ce à quoi ce passage faisait allusion, Benjamin le comprit. Intuitivement, intimement, il en saisit le sens profond. Il se sentit si proche des mots qu'il eut la sensation de les reconnaître. Comme s'ils reprenaient leur place en lui, restaurant dans son esprit une clairvoyance qui s'y trouvait enfouie depuis toujours.

À cet instant, le décor enchanteur du lieu de détente et de promenade dans lequel il se trouvait s'effaça. Il ne voyait plus que les ombres qui rôdent autour de notre monde en attendant leur heure.

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