Alors que les premiers rayons du soleil embrasaient la ligne d'horizon, le convoi composé d'un 4×4 de l'Unesco suivi de deux camions tout-terrain se présenta à la barrière de l'accès technique du site d'Abou Simbel. Malgré l'heure très matinale, non loin de là, les cars de touristes commençaient déjà à envahir l'immense parking public, déversant leur armada de curieux.
Un premier garde sortit du poste de sécurité. Il s'approcha du véhicule de tête dans lequel Karen, seule femme de l'expédition, était au volant avec à ses côtés l'historien du British Museum venu officiellement superviser l'opération. L'homme vérifia avec attention la liasse de documents d'accréditation, pendant que ses collègues inspectaient le chargement des camions et l'identité des « techniciens ». Après avoir échangé avec les autres agents de sécurité dans sa langue, il indiqua le chemin avec un fort accent :
— Suivez cette piste. Elle vous conduira sur les rives du lac. Ne vous écartez pas du tracé. On viendra vous voir plus tard.
— Pas de problème, merci.
La petite colonne se remit en mouvement, quittant l'allée bitumée en soulevant un nuage de poussière dans son sillage. Au premier croisement, l'agent Holt bifurqua sur la droite, laissant comme prévu l'équipe continuer seule. Profitant des quelques heures nécessaires à la première plongée, Karen et Ben s'étaient inscrits pour une visite du grand temple.
En descendant du véhicule, Ben plissa les yeux. Le soleil montait rapidement et il avait oublié ses lunettes noires. Regardant autour de lui, il éprouva une sensation grisante d'immensité. Les reliefs de roche et de sable s'étendaient à perte de vue sous un ciel gigantesque qui virait peu à peu au bleu. Il respira à pleins poumons. Dans quelques heures, l'air encore frais de la nuit serait devenu brûlant sous les rayons ardents. Sur ses joues, Ben sentit ce léger vent qui picote, charriant d'infimes poussières minérales capables de vous envahir jusque dans vos vêtements s'ils ne sont pas adaptés au climat. Il retrouva aussi la détestable invasion de ces minuscules grains qui vous assèchent la bouche et font grincer les dents. D'un geste adroit, Karen attacha ses cheveux, ce qui n'empêcha pas le vent de jouer avec sa mèche restée libre. Ben remarqua que cette coiffure-là révélait sa nuque. La jeune femme, plus prévoyante que lui, enfila les lunettes solaires qu'elle avait pris soin d'emporter.
— Hier soir à Londres, ce matin en Égypte, commenta Ben. Ça ne vous fait pas drôle ? J'ai davantage voyagé en trois semaines avec vous que pendant les dix dernières années.
— Le tout sans même avoir besoin de sauter en parachute…
Horwood était tenté de lui confier qu'ici, seul avec elle, il avait presque l'impression d'être en vacances. Mais, redoutant une de ces reparties dont il se méfiait, il s'abstint. Karen prit le chemin des monuments.
Le grand et le petit temple, bâtis côte à côte, se distinguaient très nettement, au point que l'on aurait pu les croire à une distance raisonnable. Cependant, au fur et à mesure que les deux visiteurs s'en approchaient, ils mesuraient réellement ce qu'il en était : ce n'était pas parce qu'ils étaient proches qu'on les voyait si clairement, mais parce qu'ils étaient immenses. Plus Karen et Ben progressaient dans leur direction, plus les édifices prenaient leur dimension, si colossaux qu'ils en étaient fascinants.
Pour faire face au flot de touristes venus du monde entier, les visites étaient très encadrées et minutées. Karen ne mit pas longtemps à trouver le guide auprès duquel elle les avait inscrits. L'homme à la peau mate était mince et sec, d'un âge difficile à déterminer et plutôt petit, mais il faisait preuve d'une énergie communicative. Ben se demanda s'il était toujours aussi en forme après sa journée à promener des centaines de badauds. Le guide conduisit son groupe face au monument et débuta sans tarder :
— Bienvenue au grand temple d'Abou Simbel, joyau de la vallée de Nubie, créé par le pharaon Ramsès II voilà plus de 3 000 ans. Avec cette réalisation monumentale, Ramsès le Grand affirme sa puissance jusqu'aux limites de ses terres, puisque nous nous situons à l'extrême sud de ce qui constituait son empire. Lorsqu'il ordonne la construction de ce temple, les pyramides de Gizeh dominent déjà le monde antique depuis plus de mille ans. Ce seul chiffre donne toute la mesure de la grandeur et de l'éternité de la civilisation égyptienne. Aucune autre culture, pas même la Grèce et Rome, ne parviendra à l'égaler.
Sans s'être concertés, Karen et Ben se retrouvèrent en queue de peloton. Horwood s'approcha de sa complice.
— Déjà, petit, je restais derrière pendant les visites, lui glissa-t-il. Je préférais traîner et regarder à mon rythme plutôt que de coller au troupeau.
— Vous ne vous intéressiez pas aux commentaires ? Voilà qui est surprenant de la part d'un futur historien. Je faisais comme vous, mais dans mon cas c'était plus logique…
Pour donner encore plus de théâtralité à son discours bien rodé, le guide multipliait les grands gestes.
— Découvert en 1817, sous des tonnes de remblai dont seule une tête géante émergeait, ce temple est dédié au grand dieu d'Empire Amon-Rê, au dieu-soleil Rê-Horakhty ainsi qu'à Ptah et au pharaon lui-même. La façade, orientée à l'est, culmine à trente-quatre mètres de haut, dominée par une frise de vingt-deux babouins. Les quatre statues monumentales que vous pouvez admirer représentent toutes Ramsès II et mesurent chacune vingt mètres de haut.
Le spectacle était effectivement grandiose. Le lieu imposait une force et une noblesse intactes malgré les millénaires. Dans ce contexte, la rumeur des différents groupes de visiteurs parlant chacun dans leur langue paraissait incongrue, presque vulgaire.
— Imaginez l'émotion de ceux qui ont découvert ces monuments…, murmura Ben. Voir ces merveilles surgir des sables. Être le premier à y pénétrer depuis des siècles, dans un silence sépulcral, rempli d'admiration et de crainte devant ces signes alors indéchiffrables…
Le guide poursuivait :
— Grâce à ces colosses de grès, Ramsès II innove en décorant pour la première fois l'entrée d'un spéos. Ces gigantesques représentations du souverain avaient aussi pour fonction d'intimider d'éventuels envahisseurs venus du sud. Vous pouvez constater que le buste de la seconde statue à gauche s'est effondré, peut-être suite à un séisme survenu du vivant même de son bâtisseur. Nous allons maintenant nous avancer vers l'intérieur, si vous le voulez bien.
L'effet produit par la façade augmentait à mesure que les visiteurs s'en approchaient. Elle provoquait une sensation de vertige unique. Chacun était obligé de se tordre le cou pour apercevoir la frise du sommet désormais éclairée par le soleil. L'homme à la peau mate expliqua :
— Le temple fut creusé dans la falaise sur près de soixante mètres de profondeur. Il comporte deux grandes salles en enfilade qui conduisent au sanctuaire. On trouve également des salles latérales, aussi appelées salles du Trésor.
Avant de franchir le seuil majestueux, Karen déclara en aparté :
— On a du mal à se dire que tout cela n'est qu'un décor reconstitué.
Ben désigna la vue vers le lac Nasser.
— Le site d'origine est là-bas, cent soixante-dix-huit mètres plus loin et soixante-deux mètres plus profond, englouti. En observant les parois réédifiées ici, amusez-vous à déceler les traces de coupe. Pensez aux trois mille pauvres bougres qui ont scié tout ça à la force des bras.
En pénétrant dans le temple, Karen fut saisie par la beauté et la richesse du lieu.
— C'est vraiment très impressionnant.
Ils évoluaient au milieu d'une foule, mais elle parlait à Ben aussi naturellement que s'ils étaient seuls.
— Tout à fait entre nous, que croyez-vous que nous allons trouver au fond ?
— Au fond de ce temple-là, rien, à part un dôme en béton. Et au fond de l'eau, pas la moindre idée. Je suis d'autant plus curieux que les indices déjà recueillis nous renvoient à une période bien plus ancienne que la construction de ce temple et que la plupart des artéfacts semblent plutôt rattachés aux Sumériens qu'aux Égyptiens.
— J'ai quand même relevé que le pharaon a dédié ce temple à deux divinités liées au soleil.
— Trois, en fait. Je vous expliquerai cela une fois dans le sanctuaire…
Pour obliger son groupe à se tenir près de lui, le guide parlait sans forcer la voix.
— La première salle, aussi appelée pronaos, est soutenue par huit piliers de dix mètres dits « osiriaques » parce qu'ils ont la forme du dieu Osiris, même si en l'occurrence, ils ont le visage du grand Ramsès. Sur les murs, vous pourrez découvrir différents exploits militaires, avec notamment la soumission d'un chef libyen, la prise d'une citadelle et au nord, la représentation de la bataille victorieuse menée à Qadesh contre les Hittites, dans l'actuelle Syrie.
Ben remarqua soudain un homme qui semblait l'observer à la dérobée. Chaque fois qu'il en avait l'occasion, l'individu ne le quittait pas des yeux. Il n'appartenait pas à leur groupe, mais le suivait manifestement. Ben chercha le moyen d'alerter discrètement Karen. Il s'approcha d'elle et, comme s'ils avaient été un banal couple de touristes, lui prit délicatement la main.
— Qu'est-ce qui vous prend ?
— Je crois qu'on nous file.
— Ne désignez personne, ne montrez pas. Décrivez et indiquez-moi la direction.
Malgré cette tirade peu romantique, elle ne dégagea pas sa main. Bien au contraire, elle joua le jeu en posant sa tête sur son épaule, ce qui ne manqua pas de troubler Ben.
— Un homme de ma taille, vêtu d'une chemise bleu clair, à cinq heures. Sur le coup, j'ai cru que c'était Nicholas Dreyer…
Feignant d'admirer les bas-reliefs, Karen pivota pour balayer l'angle indiqué. Mais dans la foule perpétuellement en mouvement, elle n'identifia personne.
— Restez près de moi, soyez vigilant, mais ne laissez paraître aucun signe d'inquiétude.
— Vous croyez que les autres peuvent être ici ?
— Je vous rappelle que nous y sommes parce que nous avons saisi un de leurs plans.
— Vous n'êtes même pas armée.
— Ne vous en faites pas, même nue, je suis dangereuse…
Main dans la main, ils suivirent leur groupe. Ben avait du mal à se concentrer sur autre chose que la dernière remarque de l'agent Holt.
Le guide s'enfonça plus avant dans le temple, emprunta un passage étroit à la sortie duquel il embrassa l'espace d'un ample mouvement du bras.
— Cette seconde salle, dénommée naos, présente le cheminement du pharaon jusqu'à son accession parmi les dieux. Sa famille ainsi que des scènes traditionnelles évoquant la vie de l'époque sont également figurées. Ramsès II passe ainsi de l'état de descendant divin à celui de dieu lui-même, et cela de son vivant.
Louvoyant entre les piliers, Karen multipliait les occasions de se retourner pour couvrir toutes les directions, mais cette salle plus exiguë et la densité des visiteurs qui en résultait compliquaient sa surveillance.
Le groupe avança encore pour gagner l'antichambre du sanctuaire. Ben et Karen ne s'étaient pas lâché la main. Cette fois, ce fut Ben qui emmena Karen.
— Permettez-moi de vous servir de guide.
Il l'entraîna sur la droite et glissa :
— Si nous étions sur le site d'origine, c'est derrière ce mur qu'il faudrait percer en espérant trouver un accès.
Puis il contourna un groupe de Japonais pour se présenter à l'entrée du sanctuaire, la toute dernière salle du temple. Sur le mur du fond s'alignaient quatre statues.
— En partant de la droite, annonça Ben, je vous présente Rê-Horakhty avec sa tête de faucon surmontée du disque solaire, Ramsès II lui-même, puis Amon-Rê, à la coiffe ornée de deux plumes. Sur la gauche, voici Ptah, dont la tête manque. J'ai une histoire intéressante à vous raconter sur lui. Vous verrez qu'elle n'est pas sans lien avec notre sujet…
Karen était suspendue à ses lèvres.
— En se basant sur la partie encore visible de la statue, les égyptologues estiment qu'il était présenté ici sous sa forme couronnée d'un disque solaire, incarnant alors le feu souterrain capable de semer le chaos sur la terre. Sous cette apparence, il ne doit jamais être exposé à la lumière. Il peut parfois prendre l'apparence d'un babouin, comme ceux qui ornent la frise de la façade du temple.
Il invita la jeune femme à se retourner et lui désigna l'entrée du temple à l'autre extrémité des deux salles, aveuglante depuis leur pénombre.
— Deux fois par an, le 23 février et le 23 octobre, les rayons du soleil pénètrent jusqu'ici, illuminant trois statues pour les régénérer, mais Ptah, lui, reste éternellement dans l'ombre comme le veut la tradition.
— À quoi correspondent ces dates ?
— Elles ne correspondent plus à celles fixées à l'origine car les différents calendriers adoptés depuis et le déplacement du temple les ont légèrement décalées. Plusieurs hypothèses ont été évoquées, mais je commence à en envisager moi-même une autre, très personnelle. Il semble acquis qu'à travers ce temple, Ramsès II a voulu servir les dieux et sa gloire aux limites de ses terres. Tout le monde considère que son ambition et sa dévotion ont été ses moteurs. Mais le choix des dieux à qui il consacre ce monument et la place qu'il s'y donne lui-même posent plusieurs questions. Ce monument ne peut pas uniquement s'expliquer par la recherche de grandeur dans la pratique d'un culte. Son emplacement, sa nature, le fait qu'il soit enfoui dans la roche… Plus important encore, il n'était pas d'usage de mélanger dieux de la lumière et dieux de l'ombre. Pourquoi le souverain a-t-il choisi cette étrange association ? Pourquoi les prier ensemble ? Pour quelle protection avait-il besoin des deux ?
— Parce qu'un seul n'aurait pas suffi, réfléchit Karen. Il fallait la complémentarité de leurs pouvoirs pour exaucer sa demande.
— J'en suis arrivé à cette même conclusion. Je me demande si le pharaon a voulu les honorer ou leur confier quelque chose. Étant donné la nature des divinités, cela aurait forcément un rapport avec la lumière, dans ce qu'elle a de positif ou de négatif.
— Nous nous trouverions donc dans un écrin plus que dans un lieu de culte ?
— Creusé comme un abri au cœur d'une montagne.
— Pour y entreposer un trésor ?
— Peut-être un pouvoir. Quoi qu'il en soit, quelque chose qui mérite que, loin de tout, l'homme le plus puissant de son temps ait transformé une montagne en palais.