18

— Pourquoi avoir demandé au taxi de nous déposer à Notre-Dame alors que le musée se situe près de la Sorbonne ?

— Parce que la conférence de Mlle Chevalier ne finit que dans vingt minutes et que j'aime bien flâner dans ce quartier.

Le temps était magnifique, mais un vent glacial balayait le parvis en rafales. Ben remonta son col et suivit Karen qui se frayait un chemin au milieu des troupeaux de touristes emmenés par leurs bergers brandissant des petits fanions. Par grappes, se mettant en scène dans des positions parfois insolites, les badauds se photographiaient devant la cathédrale en attendant de pouvoir y pénétrer.

Lorsque les deux Anglais s'engagèrent sur le pont en direction de Saint-Michel, la jeune femme promena ses doigts sur la balustrade de pierre et finit par ralentir le pas. Elle observait le fleuve avec ce que Ben perçut comme de la nostalgie.

— De bons souvenirs ? demanda-t-il.

— Quelques-uns.

— Vous n'avez donc pas toujours été un implacable agent ?

— Que voulez-vous dire ?

— Je vous imagine sur les quais de la Seine, lors d'une tendre promenade au clair de lune. Pourquoi pas après un dîner en amoureux dans l'une des petites rues du Quartier latin ?

— Ajoutez un petit air d'accordéon tant que vous y êtes, le cliché sera complet ! J'étais venue pour un stage de coopération avec les forces spéciales françaises. En fin de séjour, ils avaient organisé un dîner chez leurs collègues là-derrière, dans un stand de tir du quai des Orfèvres. Je ne sais plus exactement pourquoi, mais vers une heure du matin, ils ont été plusieurs à décider de sauter dans la Seine. D'ici même.

Incrédule, Benjamin dévisageait la jeune femme.

— Ce n'est pas le genre de souvenir que vous envisagiez pour moi ? fit-elle.

— Pas vraiment. Ils ont dû attraper froid.

— Même pas, et pourtant beaucoup étaient nus. Un grand moment. Mais vous avez quand même raison, je n'ai pas toujours été un agent implacable.

Karen se remit en marche, offrant son visage aux rayons bienfaisants du soleil. Horwood la rattrapa.

— Je peux vous poser une question personnelle ?

— Si vous voulez savoir si j'étais à poil en sautant avec eux, espèce de pervers, la réponse est non.

— Je me demandais plutôt pourquoi vous aviez choisi ce métier.

Miss Holt s'arrêta et lui désigna la chaussée.

— Vous voyez cette rue ?

Ben ne fut pas sûr de comprendre. Karen considéra son air ahuri comme une réponse positive.

— Elle va me permettre de vous répondre… Les gens l'empruntent en voiture, à vélo, à pied ; ils la traversent jour et nuit, dans tous les sens, chacun à leur façon. Certains y jettent des détritus, parfois par inadvertance, beaucoup par négligence, et d'autres volontairement. Vous me suivez jusque-là ?

— La rue, les gens, les détritus, j'entends, mais je ne suis pas certain de saisir…

— Il existe d'autres personnes qui ramassent ces détritus, une armée même, qui fait le ménage pour que cette rue reste vivable. Pour certains, c'est un métier mal payé qu'ils n'ont pas choisi mais pour d'autres, cela tient de la mission parce qu'ils se sentent concernés. Il ne s'agit pas d'ériger les uns en héros et les autres en monstres, mais de constater des comportements différents. Certains individus ne comprendront jamais pourquoi jeter des détritus est mauvais pour la collectivité. Ils ne se soucient que de leurs petits intérêts et se moquent de celui d'une société dont ils bénéficient pourtant. Rien ne compte, hormis eux-mêmes. Beaucoup d'entre eux se croient plus malins, supérieurs. En face, d'autres préfèrent passer leur vie à se taper la corvée plutôt que de voir la rue disparaître sous un chaos d'immondices. C'est une question de nature. Vous êtes volontaire pour assumer, ou simplement bon à profiter. Vous vous montrez responsable ou pas. Pour quelles causes sommes-nous prêts à nous baisser pour ramasser ? Pour quels enjeux sommes-nous décidés à nous lever pour nous battre ? Je vois cette rue comme une version miniature de notre monde. J'ai choisi mon camp.

— Vous n'aimez pas les papiers par terre ?

— J'adore aussi botter les fesses de ceux qui les balancent exprès.

— On vous enseigne ce genre de métaphore pendant votre formation ou c'est de vous ?

— Vous devenez vexant.

— Pardon. Dans ce cas, vous venez de m'enseigner une précieuse vérité.

— Laquelle ?

— Une femme qui se jette dans la Seine avec des hommes à poil peut aussi faire évoluer votre perspective sur la vie.


En voyant le musée du Moyen Âge se profiler derrière les jardins attenants, Ben se raidit.

— Comment vous sentez-vous ?

— Mal.

— Respirez à fond. Considérez cette rencontre comme un simple rendez-vous professionnel dans le cadre de notre enquête.

— J'aimerais bien vous y voir…

Abritant le musée, l'hôtel de Cluny était accoté aux anciens thermes gallo-romains datant de l'époque où Paris s'appelait encore Lutèce. Sur la rue arrière, le haut mur crénelé qui fermait la cour le dissimulait en grande partie. La porte cochère franchie, le bâtiment maintes fois modifié et reconstruit dans un style classique apparaissait dans toute son élégance ciselée. L'alliance de balustrades ouvragées, de fenêtres à meneaux, de toitures élancées et de la tour d'escalier conférait à ce joyau méconnu un éclat digne des châteaux de la Loire.

Traversant la cour pavée, Karen Holt pénétra dans le hall d'accueil du musée. Derrière, Ben traînait les pieds. Après avoir justifié de leur rendez-vous sous une fausse identité, ils furent autorisés à rejoindre l'étage où s'achevait la présentation des dernières acquisitions.

Empruntant les escaliers et traversant les pièces d'exposition en enfilade, Karen apprécia l'endroit bien qu'étant peu familière de ce genre de décor. Ben, qui en était coutumier, s'y sentait d'habitude parfaitement à l'aise. Mais pas cette fois.

Ils arrivèrent bientôt à la porte d'une salle dont des invités et la presse spécialisée commençaient à sortir. Profitant d'une accalmie, Karen se glissa à l'intérieur. Elle identifia aussitôt la jeune conférencière qui rassemblait ses notes pendant que des assistants emballaient les objets désormais intégrés aux collections.

Ben entra à son tour. En apercevant celle qui avait été sa partenaire d'études, il se figea au milieu du passage. Voilà bien longtemps que d'elle, il n'avait rien vu d'autre qu'une silhouette à la sauvette. Il était devant Fanny comme devant un paysage éblouissant et lointain, les poumons soudain capables de respirer enfin. Il pouvait tout à coup l'observer librement, impunément. Sa façon de ranger ses fiches, la grâce de ses mains, la sensualité de son mouvement pour rejeter ses cheveux clairs en arrière. Ben savourait tout. Il fut même ému lorsqu'il reconnut la minuscule fossette qui se creusait sur ses joues lorsqu'elle parlait à quelqu'un en souriant. Il se tenait trop loin et pourtant, rien qu'en la regardant, il lui semblait respirer son parfum. Il aurait pu rester ainsi des heures, à la dévorer du regard à son insu, insensible aux personnes qui le bousculaient parce qu'il gênait la sortie.

En se redressant, Mlle Chevalier remarqua aussitôt Benjamin. Passé une seconde d'étonnement, la joie se dessina sur son visage et elle abandonna ses documents pour se précipiter vers lui. Ben vivait un rêve éveillé : Fanny venait à sa rencontre, rayonnante, heureuse de le retrouver.

Malgré la solennité du lieu, elle lui sauta au cou.

— Benji ! Quelle surprise !

Personne d'autre qu'elle ne l'appelait « Benji », et il fallait qu'il l'aime vraiment pour tolérer ce surnom qu'il avait toujours trouvé ridicule.

— Salut, Fanny.

Il prit sur lui pour ne pas l'étreindre comme elle le faisait. Un véritable effort sur lui-même. Le moins démonstratif n'est pas nécessairement le moins attaché.

— Tu étais à la conférence ? Je ne t'ai pas vu.

— Non, je viens juste d'arriver.

Discrètement, Fanny désigna miss Holt qui se tenait en retrait. Elle prit les mains de Ben et lui souffla :

— Je suis tellement contente que tu te sois trouvé quelqu'un ! Ça me faisait de la peine de te savoir seul.

Il n'eut pas le temps de la détromper : Fanny était déjà partie saluer Karen.

— J'ai l'impression qu'on se connaît…, fit la jeune femme en regardant plus attentivement miss Holt. Avons-nous fait nos études ensemble ?

— Pas exactement. Mais nous nous sommes brièvement rencontrées aux obsèques du professeur Wheelan.

— Bien sûr ! Toutes mes excuses ! C'est donc avec vous que j'ai rendez-vous ?

— Tout à fait.

Fanny se mordit la lèvre et regarda Benjamin avec embarras.

— Alors vous n'êtes pas en couple… Quelle cruche ! Je suis navrée, j'ai cru que…

— Aucune importance.

— Il n'y a que toi pour arriver pile au même moment que la personne que j'attends, Benji ! Tu as le chic pour les hasards impossibles !

— Le hasard n'y est pour rien, Fanny. Je travaille pour miss Holt dans un service-dont-on-ne-peut-prononcer-le-nom-sans-être-pétrifié. Et j'ai l'honneur de t'informer que tu vas subir le même sort. Dans quelques secondes, Karen ici présente va t'annoncer que son patron s'est mis d'accord avec le tien pour que tu laisses tout tomber et que tu nous rejoignes. Inutile de protester, inutile d'expliquer que tu as ta vie. Tes projets, ils n'en ont rien à foutre. Puis, si tu es gentille, elle te donnera un téléphone — dont cette fois j'aurai le numéro — et tous ensemble, nous irons ramasser des détritus dans les rues qui sont comme notre monde.

Fanny le dévisageait avec une expression qu'il avait déjà malheureusement trop vue et qui lui avait coûté une bonne part de sa crédibilité. Le fait que Karen se mette à rire n'arrangeait pas les choses. Il pivota vers elle.

— Finalement, vous trouvez que mes improvisations ne sont pas si nulles ?

— Non, ce n'est pas ça. Quand j'étais petite, j'avais un hamster qui s'appelait Benji.

Ben ne se démonta pas pour autant.

— Dis-moi, Fanny, toi qui vis avec un commando, as-tu déjà sauté toute nue dans la Seine avec lui ?

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