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Karen et Ben ne furent pas longs à repérer l'escalier taillé à flanc de falaise qui descendait vers la baie enclavée. Une grosse chaîne rouillée faisait office de rampe, courant d'anneau en anneau rongés par l'air salin.

Après seulement quelques marches, ils se trouvèrent à l'abri du vent. Protégés du souffle, la perception de leur environnement s'en trouva apaisée. Le roulement régulier des vagues battant le pied des parois rocheuses montait dans un écho adouci. Dominant la rade, Karen observait le bateau. Deux membres d'équipage s'activaient sur le quai.

— Ça ne ressemble pas à un chalutier, commenta Horwood.

— Ce n'est pas un bateau de pêche. C'est un navire des garde-côtes, un remorqueur de sauvetage.

Alors qu'ils atteignaient un palier, un fou de Bassan dérangé s'envola de son nid en criant. Karen émit à voix haute la question qui lui occupait l'esprit :

— Vous pensez que Wheelan a pu s'aventurer jusqu'ici ?

— Cela aurait déjà plus de sens que de rester là-haut des jours durant à contempler le panorama.

Le parfum iodé de la marée se faisait plus présent à mesure qu'ils descendaient. La dernière marche atteinte, Ben réalisa à quel point les falaises étaient hautes. D'en bas, bien que grise et chargée, la portion de ciel encore visible était aveuglante. Dans ce décor brut en noir et blanc, quelques oiseaux décrivaient des cercles en hurlant.

Karen avançait déjà sur la longue jetée qui s'étirait jusqu'à disparaître en pente douce sous la mer. Le béton était tellement abîmé qu'il laissait affleurer les fers d'armature gonflés par l'oxydation. Le flanc de l'ouvrage était tapissé d'algues et de coquillages. Deux marins en uniforme s'affairaient autour des amarres. Karen les salua :

— Bonjour, messieurs.

Ils répondirent a minima, sans interrompre leur manœuvre. Elle s'approcha encore et leur présenta sa carte d'agent du gouvernement.

— Pourriez-vous nous accorder votre attention quelques instants ? Nous enquêtons sur un homme disparu.

L'un des deux vérifia le document. Désignant les falaises d'un mouvement du menton, il déclara :

— S'il a chuté de là-haut, il y a peu de chances que vous en retrouviez quoi que ce soit. Nous n'avons ramené aucun corps ces derniers temps.

— Peut-être l'aurez-vous aperçu malgré tout ?

Comprenant qu'ils n'allaient pas s'en sortir avec une réponse toute faite, le plus grand des deux décida :

— Je vais chercher le capitaine.

— Merci.

Lorsqu'il arriva, le gradé s'adressa au tandem depuis son bastingage.

— Bien le bonjour. Que puis-je pour vous ? On me signale que vous cherchez un disparu…

— Effectivement.

Karen lui tendit sa carte en se hissant sur la pointe des pieds.

— Vous tombez mal, reprit le capitaine. Nous sommes sur le point de partir en patrouille vers les îles.

— Nous n'avons qu'une question.

Karen lui montra la photo du professeur qu'elle avait affichée sur son téléphone.

— Ce visage vous dit-il quelque chose ?

Le capitaine se pencha pour l'étudier. En découvrant le cliché, il réagit aussitôt :

— Je m'en souviens très bien. Il était ici voilà deux ou trois mois.

Ben commenta :

— Belle mémoire, même s'il est vrai que vous ne devez pas voir passer beaucoup de promeneurs dans le coin…

— Ce n'était pas un promeneur.

— Comment ça ?

— Il était venu exprès nous rendre visite.

— Vous lui avez parlé ?

— Mieux que ça. On nous avait prévenus de son arrivée. Un ponte de la Maritime and Coastguard Agency d'Inverness nous avait demandé de l'embarquer avec nous pour le déposer.

Ben et Karen se regardèrent.

— Le déposer ? Où ça ?

— Votre homme tenait absolument à se rendre sur une île de l'archipel des Shetland, dans la baie de St Magnus précisément. Il voulait aller prendre des photos d'oiseaux rares qui y nichent.

— Des oiseaux ? s'étonna Ben.

— Je ne me souviens plus du nom de l'espèce, un truc de spécialiste, en latin. Il nous a expliqué qu'il était ornithologue. Il lui est arrivé quelque chose ?

— Il s'est tué dans un accident. Vous êtes sans doute l'un des derniers à l'avoir vu vivant. Il était témoin dans une de nos enquêtes. On cherche à reconstituer son emploi du temps dans les jours qui ont précédé son décès.

— Pauvre bougre. Il m'avait fait l'effet d'un gentil pépé, avec tout de même un sacré caractère. J'ai rarement vu quelqu'un avoir le mal de mer à ce point, et pourtant dans ce job, on en voit passer…

— Vous l'avez donc emmené ?

— Il nous arrive parfois d'embarquer des « colis », de faire le taxi pour des passagers spéciaux hors ferry, alors pour rendre service au collègue d'Inverness, on a accepté.

— Pourriez-vous nous donner le nom du responsable qui a demandé cette faveur ? interrogea Karen.

— Je dois pouvoir retrouver ça. Mais si vous devez lui taper sur les doigts, soyez assez gentille d'oublier de lui préciser d'où vous tenez votre info.

— Entendu.

Ben était réellement perturbé de découvrir que Wheelan avait effectué une traversée dont il ne savait rien en se faisant passer pour un ornithologue. Il détestait ne pas comprendre. Sans vraiment réfléchir, il demanda :

— Vous serait-il possible de nous emmener là où vous l'avez conduit ?

Le ton très direct de la question surprit le capitaine, qui se redressa dans une posture plus officielle.

— C'est compliqué. Nous avons une feuille de route à suivre. Il nous faudrait une demande d'en haut…

Comprenant la valeur que ce périple prenait pour Horwood, Karen décida aussitôt de l'appuyer :

— Capitaine, vous savez ce que c'est… Passer par la voie hiérarchique prendra des jours. Nous n'en avons pas le temps. Vous nous aideriez beaucoup en nous embarquant. C'est important. S'il vous plaît.

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