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Dans les souterrains fortifiés de l'île, une longue galerie conduisait au pied d'un escalier de béton. Denker s'effaça pour inviter Horwood à monter. Wheelan suivait, accompagné de deux hommes.

Arrivé en haut des marches, Ben découvrit l'entrée d'une salle dont les murs étaient bien plus massifs que ceux d'un blockhaus. Il lui fallut compter plus de dix pas pour en franchir l'épaisseur. Une porte blindée sur rail permettait de bloquer le passage.

En débouchant sur le seuil, c'est un laboratoire complet qui s'offrit à sa vue, équipé d'une quantité phénoménale d'instruments et d'outils de mesure en tous genres. L'accumulation de matériel surpassait tout ce qu'il lui avait été donné de voir, y compris dans les centres d'études gouvernementaux. Assembler cette technologie avait dû coûter le budget de recherche d'un petit pays.

Une femme et trois hommes en civil saluèrent l'entrée des nouveaux venus sans interrompre leurs activités. Le maître des lieux expliqua :

— Nous avons conçu cet endroit selon des standards de sécurité nucléaire qui excèdent les normes les plus drastiques. Nous sommes à même de contenir la puissance de la réaction tout en l'analysant.

Il fit signe à son visiteur de le rejoindre devant une maquette du site. Désignant la représentation miniature du labo, il précisa :

— Nous nous trouvons ici, dans la salle de contrôle. Mais le cœur du dispositif, le joyau d'ingénierie qui va nous permettre de recréer l'événement fondateur, se situe juste à côté, derrière ces murs plombés.

Sur le modèle réduit, Ben identifia la vaste salle circulaire dont le professeur avait parlé : une parabole géante orientée vers le ciel, tapissée de miroirs, et traversée de passerelles aériennes qui permettaient d'accéder à son centre ainsi qu'aux emplacements destinés à accueillir les pyramides.

— Les huit cents miroirs répartis sur toute la surface relaient la lumière solaire en direction des quatre cristaux dans leur support de bronze. Depuis l'achèvement des travaux, voilà deux ans, nous avons multiplié les essais avec les pyramides dont nous disposions — une, deux, puis trois — mais cela n'a rien produit de spectaculaire. Même si ce n'était pas encourageant, nous avons continué à y croire. J'ai quand même eu peur de me retrouver avec le grille-pain le plus cher du monde ! Mais aujourd'hui, nous inaugurons une phase inédite. Grâce aux quatre pyramides enfin réunies, c'est une nouvelle ère qui s'ouvre. Cette date risque fort de marquer l'histoire. Pour la première fois, nous allons pouvoir utiliser cette installation au maximum de sa puissance et dans des conditions rigoureusement identiques à celles de l'expérience originale.

Ben écoutait tout en regardant autour de lui. Comme chaque fois qu'il découvrait un lieu qui mobilisait toutes ses facultés, il était incapable de parler. Non sans fierté, Kord continua son exposé.

— La salle de lumière — comme nous l'appelons — est filmée sous tous les angles par une vingtaine de caméras dont les captations nous parviennent sur le mur d'écrans derrière vous. Certains de ces appareils de prises de vues ont été développés spécifiquement pour ce programme et sont capables d'enregistrer plus de vingt mille images par seconde. Ils sont couplés à des capteurs qui couvrent le spectre complet de tous les types de mesures physiques possibles. Rien ne nous échappe. Quoi qu'il se produise, nous serons capables de l'observer dans des conditions optimales et de l'enregistrer pour mieux l'analyser ensuite.

Wheelan se tenait en retrait, moins enthousiasmé par l'annonce de ce grand jour que Ben ne l'aurait supposé.

Un objet attira l'attention d'Horwood. Sur une étagère, sous une petite cloche de verre posée parmi d'autres antiquités, se trouvait un cube de métal couvert de données géométriques, semblable à celui qu'il avait lui-même découvert.

Denker l'interpella :

— Vous ne savez plus où regarder, n'est-ce pas ? Je vous invite pourtant à jeter un œil par ici, car j'ai beaucoup mieux à vous montrer qu'un modèle réduit.

Il désigna une longue ouverture horizontale dans le mur, obturée par un volet métallique. À l'opérateur assis devant sa console de contrôle, il ordonna :

— Relevez les boucliers, ouvrez le toit. Commençons sans tarder, le soleil ne nous attendra pas.

Alors que le roulement sourd des moteurs faisait vibrer les épaisses parois de béton, Denker confia :

— Voilà des années que j'attends ce moment. Vous n'imaginez pas tout ce que cela représente pour moi. Tellement d'espoirs pour notre futur… N'est-il pas exaltant de nous dire que nous écrivons l'histoire de notre espèce ?

Ben se contenta de répondre :

— Renoncez tant qu'il en est encore temps. Ne jouez pas les apprentis sorciers.

Denker eut un sourire.

— D'aussi loin que je me souvienne, j'ai consacré mes jours et mes nuits à cet accomplissement. Toutes mes forces, chacune de mes pensées. Je n'aurai fait que cela dans ma vie. Me jugez-vous fou au point de ne m'être posé aucune question ? Croyez-vous que je n'ai jamais eu de doutes ? J'ai tout envisagé, tout projeté, échafaudant mille possibles et chaque fois, la lumière des anciens m'a sauvé de mes incertitudes. C'est vers elle que j'avance, m'éloignant des ténèbres. Je ne transgresse rien. Je ne trahis ni l'esprit des sages de Sumer, ni aucune loi naturelle. Je me contente de réveiller une force capable de rappeler à ceux qui l'oublient leur condition de simples mortels.

Le volet d'acier acheva de se relever, révélant la salle que le rayonnement solaire commençait à éclairer. Les écrans s'allumèrent. Kord s'avança vers la fente d'observation.

— Malgré mon opinion sur mon grand-père, je ne peux m'empêcher d'avoir une pensée émue pour lui et tous ceux qui n'ont pu que rêver ce que nous allons avoir le privilège de vivre. Nous poursuivons aujourd'hui une aventure entamée voilà plus de cinq millénaires. L'illumination des premiers savants s'apprête à reprendre vie.

Benjamin prit conscience du volume phénoménal de la salle aux miroirs. Il plissa les yeux, ébloui par la lumière. Soudain, entre les reflets aveuglants, il repéra une présence.

Quelqu'un se tenait debout au point de convergence des passerelles. La silhouette était celle d'un prêtre sumérien vêtu d'une longue robe de lin écru, le visage recouvert d'un masque doré incrusté d'émeraudes. Par-dessus sa tunique, l'individu portait une chasuble constituée de plaques d'or assemblées entre elles par des séries d'anneaux. La vision de cet accoutrement surgi du fond des âges dans l'environnement futuriste provoquait le vertige.

— Que fait cet homme dans l'enceinte ? réagit vivement Benjamin.

— Les procédures de verrouillage d'une salle aussi sécurisée sont lourdes et nous avons plusieurs échantillons à tester, répliqua Denker, impassible. Réinitialiser le site entre chaque essai prendrait trop de temps.

— Que va devenir ce pauvre bougre si la réaction se produit ?

— Son nom entrera dans l'histoire…

Horrifié, Ben prit conscience du sort auquel ce prêtre était promis. Il protesta :

— Comment pouvez-vous l'exposer avec un tel cynisme ? Vous savez pertinemment que ni cet or ni ces émeraudes ne le protégeront !

— Qu'en savez-vous ? Les conditions de l'expérience initiale doivent être scrupuleusement reproduites dans leurs moindres détails. Il est possible que l'or ou les pierres précieuses interfèrent avec ce rayonnement particulier d'une façon que nous ignorons. C'est par l'expérimentation que nous le découvrirons.

— En lui faisant courir un tel risque, vous ne valez pas mieux que les nazis qui considéraient leurs prisonniers comme des animaux de laboratoire.

— Si j'échoue, je pourrai toujours vendre ce que j'aurai appris aux Américains et travailler pour eux… Vous passez votre temps à donner des leçons. Renonceriez-vous à tous les médicaments qui sauvent d'innombrables vies pour épargner celle du cobaye ? Voyez plus grand que vos petites peurs.

Ben chercha un soutien auprès de Wheelan.

— Professeur, dites quelque chose ! Vous ne pouvez pas laisser faire ça… Vous prétendiez qu'à nous deux, nous pourrions l'empêcher de se fourvoyer.

Le vieil homme baissa la tête. Denker ajouta :

— Ce qui va suivre ne va sans doute pas vous plaire, monsieur Horwood, mais avant que vous ne perdiez vos nerfs, sachez que vous avez le moyen de l'empêcher.

— De quoi parlez-vous ?

Denker se tourna vers la console de contrôle et appuya sur le contact du micro. Il s'adressa à l'inconnu, toujours immobile dans la salle de lumière.

— Veuillez retirer votre masque.

Sa voix déformée résonna dans un écho inhumain. Avec les gestes lents d'un robot, le « prêtre » obéit, révélant son visage.

Ben crut que son cerveau allait exploser. À la croisée des miroirs se tenait Karen, digne, impassible, perdue. La mâchoire de Ben se crispa dans un rictus de douleur et de colère.

— Monsieur Horwood, je vais vous reposer ma question une dernière fois. Nous ne jouons plus. Réfléchissez bien à ce que vous allez me répondre.

— Ordure !

— Avez-vous la moindre information sur la nature réelle de la matière fissible qui a donné naissance au Premier Miracle ? Si oui, il est inutile d'imposer à miss Holt de rester dans ce qui deviendra à coup sûr une fournaise. Si non…

— Arrêtez, elle n'y est pour rien.

— Vous n'imaginez pas le nombre de gens « qui n'y sont pour rien » et qui doivent pourtant être impliqués au service de desseins qui les dépassent.

En voyant Karen ainsi vêtue, dans cette lumière aveuglante, Benjamin sentit sa raison vaciller. Le rêve qui, maintes fois, l'avait entraîné vers Ânkhti devenait réalité. La frontière entre ce qu'il ressentait et le souvenir de ses songes se brouillait. À travers la vitre, il crut voir Karen parler, mais il ne la comprenait pas. Au-dessus d'elle, ce n'étaient pas les ailes protectrices des dieux égyptiens qu'il voyait se déployer mais celles, noires et menaçantes, de l'aigle du Reich.

— Laissez-moi prendre sa place. Abou Simbel m'a livré un secret que je suis le seul à connaître. Si vous épargnez Karen, je fais le serment de vous servir. Grâce à moi, vous réussirez.

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