La forme massive finit par émerger des flots, large trait d'union de roc sombre imperturbablement posé entre l'étendue marine agitée et les nuages gris ardoise filant dans le vent. Seul élément immobile d'un horizon mouvant à perte de vue, l'île de Papa Stour se profilait enfin.
Pour l'atteindre le plus rapidement possible, le navire des Coast Guards avait affronté tous les temps de la création pendant que Karen passait par autant de couleurs que l'arc-en-ciel aperçu au large des Orcades. Bravant averses violentes et crêtes de vagues très actives, il était impossible de savoir si l'eau qui s'abattait sur les vitres du poste de pilotage provenait du ciel ou de la mer.
Le capitaine annonça :
— Nous allons vous déposer près d'Aesha Head, sur l'ancienne jetée aménagée pendant la guerre. Elle reste accessible quelle que soit la marée.
— Merci beaucoup de votre aide.
L'un des hommes d'équipage proposa cirés et bottes aux deux passagers. Devant leur réaction hésitante, le capitaine s'amusa :
— Vous devriez accepter. Vos beaux habits de citadins ne tiendront pas longtemps une fois dehors…
Ben et Karen obtempérèrent et enfilèrent les équipements. En achevant de boutonner sa vareuse, Horwood demanda :
— Savez-vous dans quel secteur de l'île se trouvent les vestiges néolithiques ?
— Les vestiges ?
— Oui. Si vous aviez une carte, ce serait parfait. Faut-il marcher longtemps pour les atteindre ?
Le commandant de bord parut surpris par la question.
— J'avais cru comprendre que vous souhaitiez aller là où votre ornithologue s'est rendu…
— C'est le cas.
— Il ne s'intéressait pas aux monuments, qui sont situés de l'autre côté de l'île. Nous l'avons déposé au pied des falaises de l'ouest, au plus près des grottes qui donnent sur la mer.
— Vraiment ?
— Il a dit que ses oiseaux y nichaient. C'est là qu'il voulait se rendre.
— Des grottes dans la falaise ?
— Un réseau d'arches et de cavités immenses dans lesquelles même avec mes trente années d'expérience, je n'engagerais pas mon embarcation. Trop de récifs. Jusqu'à l'îlot de Fogla plus au nord, ce n'est qu'un dédale de roches qui vous éventrent une coque en moins de deux. Un vrai repaire de pirates ! De tout temps, nombreux sont les bateaux qui s'y sont échoués pour s'en être approchés trop près. Les tempêtes y ont aussi précipité bon nombre de malheureux. Plus personne ne s'y risque.
— Hâte d'y être…
— C'est un endroit vraiment spécial. Au tout début de la Seconde Guerre mondiale, l'amirauté avait envisagé de transformer le site naturel en base navale secrète pour contrer les attaques des sous-marins allemands qui harcelaient et coulaient les convois de ravitaillement venus d'Amérique, mais les travaux se sont révélés trop complexes à mener. Ils ont préféré installer des batteries de canons plus au nord, sur des îles davantage accessibles. De cette époque, il ne reste qu'une jetée et quelques aménagements à l'intérieur des grottes.
— Des grottes…, répéta Benjamin, incrédule, alors que sa version du périple de Wheelan partait en fumée.
Le second annonça :
— Point d'accostage en vue.
Le capitaine reprit la barre.
— Préparez-vous. On va vous allonger la passerelle mais il ne faudra pas traîner pour débarquer, ça secoue un peu. Nous irons ensuite faire le plein sur l'île principale, et on passera vous reprendre, disons vers seize heures. C'est la dernière limite pour réussir à rentrer à l'abri avant la nuit. Tâchez d'être à l'heure.
— Sans faute.
— Soyez prudents. L'endroit a la réputation d'être beau mais dangereux. La marée est montante, ne vous faites pas piéger. Certains n'en sont jamais ressortis. Toutes sortes de légendes circulent sur ces cavernes. À l'époque des naufrages, qui n'est pas si éloignée, marchands et pêcheurs racontaient que le diable s'y terrait pour n'en sortir que lorsqu'il avait trop faim, décidé à récolter quelques âmes perdues.
— Point d'accostage dans trois minutes, lança le second.
Un marin déverrouilla la porte étanche de la cabine. Il fit signe à Ben et Karen de le suivre sur le pont extérieur et les accrocha à une ligne de vie avant de les laisser faire le moindre pas. À peine exposés, le vent s'empara d'eux. Karen avait noué ses cheveux le plus serré possible, mais le souffle les décoiffait en les reprenant mèche après mèche.
Face à eux, dans un décor dantesque, s'élevaient les falaises de l'île. Trois immenses arches s'y découpaient. Un chaos rocheux acéré surgi des flots en barrait l'accès. Les vagues se fracassaient contre les pics sombres, se dispersant en écume. À la moindre trouée de soleil, la mer se parait d'une couleur émeraude paradisiaque, mais à la seconde suivante, des nuages noirs et lourds lui rendaient son apparence infernale.
Le navire dévia bien avant d'arriver dans les eaux bouillonnantes. Il gagna le côté du site, plus calme. La jetée s'y étirait, léchée par l'onde.
Le marin positionna le portique à palan pour amener la passerelle au-dessus du flanc du bateau.
— Au signal du capitaine, l'un après l'autre, vous avancerez jusqu'à l'extrémité et sauterez sur le quai. Méfiez-vous des algues, elles sont glissantes.
À mesure que le bateau accomplissait son approche finale, les cavernes prenaient toute leur dimension.
— C'est donc pour voir cela que Wheelan est venu jusqu'ici…, commenta Ben, songeur.
Karen s'émerveilla :
— On pourrait caser un petit immeuble dans chacune de ces ouvertures.
— Je ne sais pas ce que le professeur espérait trouver dans cet enfer du bout du monde, mais nous pouvons au moins avoir une certitude : étant donné l'effort que représentait le trajet, s'y rendre devait être extrêmement important pour lui. Pas vrai ?
— C'est sûr. Il y a également un autre point dont on peut être certains.
— Lequel ?
— Il se moquait éperdument des oiseaux.
La voix du marin à la manœuvre résonna jusqu'à la falaise désormais toute proche :
— Tenez-vous prêts.
Le capitaine inversa la poussée des moteurs pour freiner l'inertie de navigation. Il enclencha ses propulseurs d'étrave pour affiner sa position. Près de la côte, les vagues étaient moins virulentes, mais la houle n'aidait pas à stabiliser.
Ben s'avança. Au signal, il s'élança.