En s'engageant sur la passerelle surplombant les miroirs, Benjamin se mit à courir. Il prit Karen dans ses bras et la serra de toutes ses forces.
— Ce sont des barbares… Mais ne vous inquiétez pas, tout va s'arranger. Je vais prendre votre place.
— Hors de question.
— S'il vous plaît, pour une fois, ne discutez pas. Nous n'avons que quelques minutes.
Karen saisit le menton de son complice et l'obligea à la regarder dans les yeux.
— Benjamin, écoutez-moi. Une fois déjà, vous avez offert de vous sacrifier pour me sauver. Je ne l'oublierai jamais. Mais cette fois, c'est moi qui décide. Vos petits jeux puérils ne l'étaient peut-être pas tant que cela. La situation est simple : je n'ai qu'une seule seringue pour nous deux, et je choisis de vous sauver parce que vous êtes le plus utile à ce combat. Le cavalier doit vivre.
L'agent Holt faisait preuve d'un calme qui, paradoxalement, affolait l'historien.
— Vous saviez qu'ils vous destinaient à ce simulacre.
— Ils sont venus me chercher voilà deux jours, pendant que vous étiez avec le professeur.
— Pourquoi ne m'avez-vous rien dit ?
— Ils m'ont promis que si je collaborais, ils vous laisseraient la vie sauve.
— Leur parole ne vaut rien.
— Quel tact ! Vous pourriez au moins me laisser croire que pour une fois, ils la respecteront. De toute façon, j'étais condamnée.
— Karen, je vous en conjure, laissez-moi vous remplacer.
Elle lui sourit.
— J'adore vraiment quand vous me suppliez, mais inutile d'insister. C'est aussi bien ainsi.
— Et si je cassais tout, là, maintenant ? Je pourrais balancer ces satanées pyramides…
— Ne soyez pas stupide. Je les aperçois là-bas qui nous surveillent. Ils n'hésiteront pas. Il y aura deux morts au lieu d'un, et vous aurez seulement réussi à leur faire prendre un peu de retard. Je compte sur vous pour leur infliger bien plus que cela…
Elle lui parla encore. Il aurait voulu écouter ce qu'elle expliquait. Il savait à quel point c'était important. Pourtant, le sens lui échappait et il ne s'attachait qu'à l'émotion qu'engendrait le timbre vocal particulier de sa partenaire. Dans l'étrange atmosphère de cette salle, les paroles de la jeune femme se perdaient dans l'espace comme une mélopée sans écho. Malgré son fardeau, elle trouvait encore la force de le réconforter. Karen attira les paumes de Ben et les posa contre ses joues fraîches. Elle lui murmura :
— Je sais tout de vous, Benjamin Horwood. De votre poids de naissance au montant des amendes que vous devez encore au service des taxes. Vous êtes le garçon le plus étonnant que j'aie rencontré. Je crois que j'aurais bien aimé passer le reste de ma vie à vos côtés, pour ne manquer aucun de ces trucs stupides que vous faites au pire moment et qui me font tellement rire.
Benjamin sentit un frisson le parcourir.
— C'est la plus belle déclaration que l'on m'ait faite. La seule, d'ailleurs.
Il aurait dû lui dire ce qu'il éprouvait lui aussi, mais il en était incapable. Il ne put que se réfugier derrière son bouclier habituel.
— Vous ne seriez pas en train d'essayer de me séduire pour m'extorquer la recette du Christmas pudding de tante Jane ?
— Je fais moi-même un excellent crumble.
— Vous auriez sauté dans la Seine si je vous l'avais proposé ?
— Nous avons fait bien pire, vous et moi.
— Le beau gosse en photo sur votre bureau, pectoraux d'acier sur fond d'île paradisiaque, c'est votre petit ami ?
— Mon frère.
— La vie est injuste.
— Vous n'allez pas encore vous plaindre…
— Je ne sais rien de vous.
— S'il y avait une chance que je m'en sorte, je vous aurais invité à dîner et j'aurais répondu à toutes vos questions, même les plus indiscrètes.
— Sans rire ?
— Parole. Je vous dois bien ça étant donné ce que je sais de vous… Il y a tout de même un mystère que je n'ai pas réussi à élucider.
— Un seul ?
— Quel est donc le point commun entre une statue d'Aphrodite et un chien qui font du stop ?
— Êtes-vous sérieuse ? Je suis prêt à me damner pour vous sortir de là, et c'est tout ce que vous trouvez à me demander ?
— Vous préférez que je vous demande si vous m'aimez ?
— Le chien et Aphrodite vivent tous les deux les fesses à l'air. Cela étant dit, je peux sans problème avouer que je suis raide dingue de vous.
Ils échangèrent un regard. Doucement, elle posa sa main sur sa nuque, l'attira à elle et l'embrassa. Il n'osa pas l'étreindre. Elle était bien plus qu'une femme qu'il aimait. Elle était une reine.
Deux hommes se présentaient déjà à l'extrémité de la passerelle. Elle demanda son masque d'or et de pierreries. Elle s'en recouvrit elle-même le visage. Benjamin était bouleversé. Une dernière fois, il entrevit l'éclat de son regard. Il sentit les gardes l'empoigner. Il résista, mais ils l'entraînèrent de force. Il aurait voulu hurler sa rage, mais parvint à se contenir pour se montrer digne de celle dont on l'éloignait. Sur un point il avait eu tort : malgré ce qu'il avait expliqué à Karen, même ici, c'était encore elle qui le protégeait.
Les hommes de Denker le traînèrent hors de la salle de lumière. Lentement, les boucliers antiradiation s'abaissèrent et les portes blindées se fermèrent, aussi inexorablement que les blocs de pierre géants qui scellaient l'entrée des pyramides lorsque le sable des contrepoids achevait de s'écouler.
À l'instant où tous les mécanismes assurant l'étanchéité de l'enceinte se verrouillèrent, il n'y eut plus un bruit dans le laboratoire de contrôle. Pour Benjamin, ce silence était aussi insupportable qu'un cri et lui crevait les tympans.
Il se précipita devant le mur d'écrans tandis que Denker donnait ses instructions.
— Orientez les miroirs.
Dans un mouvement de vague circulaire, les panneaux réfléchissants prirent progressivement position, orientant le flux vers les cristaux. Toute la salle se mit à resplendir d'un éclat fabuleux qui inonda les écrans de lumière. La silhouette de Karen n'était plus qu'une ombre floue ondulant dans l'océan aveuglant. Benjamin ferma les paupières aussi fort qu'il le put. C'est alors que son cauchemar commença.