10

Une ambulance passa rapidement en direction des urgences. Quelle détresse se cachait derrière ses vitres opacifiées ? Scott faisait les cent pas au pied de l’hôpital. La journée s’annonçait magnifique. Il regarda sa montre une nouvelle fois. Greenholm avait annoncé que quelqu’un viendrait les chercher, Jenni et lui, à 10 heures précises à l’entrée principale.

Kinross avait passé une bonne partie de la nuit à lire les notes de Jenni sur l’étendue insoupçonnée de la maladie. Alzheimer se manifestait sous bien des formes, et en découvrir de nouvelles n’était pas surprenant. Mais tout en posant un problème de prolifération inédit au plan mondial, cette nouvelle piste ouvrait un tout autre champ d’investigation. Les idées et les questions se bousculaient dans sa tête. Si ces patients étaient d’une façon ou d’une autre prédestinés à déclarer la maladie, pourquoi l’avaient-ils fait aussi jeunes et aussi violemment ? S’ils l’avaient développée en étant soumis à certains facteurs, desquels pouvait-il s’agir ? Ce qui avait engendré leur dégénérescence brutale venait-il d’eux ou de leur environnement ?

Scott fit un effort pour penser à autre chose. Il devait se concentrer sur le rendez-vous. Il était moins cinq et Jenni n’était toujours pas là. S’avançant jusqu’au talus qui dominait le parking, il remarqua une Jaguar, garée juste à côté d’une Ford rongée par la rouille. C’est incroyable ce que l’on trouve sur un parking d’hôpital, se dit-il. Il y a de tout. Nulle part ailleurs on ne voit une telle promiscuité de toutes les strates de la société. Quel que soit le rang, quelle que soit la fortune, tout le monde finit par venir se garer là.

En entendant quelqu’un courir, Scott se retourna. Jenni arrivait, essoufflée.

— Pile à l’heure, fit-elle.

Elle l’embrassa sur la joue.

— Tu as réussi à dormir un peu ? demanda-t-il.

— Pas vraiment. Et toi ?

— Il aurait mieux valu que non. Je n’ai fait que des rêves idiots et des cauchemars.

— Je croyais que tu ne cauchemardais jamais.

— C’était avant que tu me parles des bambous…

Dans la brise du matin, Jenni remit machinalement en place une mèche blonde dérangée par sa course. Elle commenta :

— Greenholm doit vraiment craindre pour sa santé pour nous fixer rendez-vous aussi vite.

Kinross ne réagit pas. Il regardait la jeune femme avec un petit sourire amusé.

— Quoi ? fit-elle, levant les yeux vers lui.

— Tu t’es maquillée ce matin…

— Et alors ? C’est un rendez-vous important.

— Ne t’énerve pas, c’était juste une remarque. Tu es superbe.

Elle leva un sourcil et changea de sujet.

— Comment ça s’est passé avec le milliardaire au téléphone ?

— Mieux qu’à notre première entrevue. Il a même dû me prendre pour un petit soldat rentré dans le rang parce que je me suis excusé. Un comble !

Kinross sourit à nouveau.

— Qu’est-ce qui t’amuse ? demanda Jenni.

— Rien, je me disais juste un truc, mais j’ai peur que tu me tapes.

— Arrête, c’est puéril.

— C’est vrai, mais j’aime bien quand tu es maquillée.

Elle se crispa.

— J’ai vu la lueur dans tes yeux, fit-il. Si nous n’étions pas à la vue de tout le monde devant cet hôpital, tu m’aurais encore donné un de tes sales petits coups de pied.

— Comment peux-tu t’amuser comme un gosse avec ce qui nous arrive ?

— C’est comme ça que je décompresse. Et puis c’est toi le stratège, hein, moi je suis le praticien…

Venant du fond du parking, un homme marchait vers eux. Kinross reconnut le garde du corps.

— Professeur Cooper, docteur Kinross, salua l’arrivant. Je suis chargé de vous conduire à M. Greenholm.

— Où est-il ? demanda Scott.

— Chez lui, ce ne sera pas long. Notre taxi arrive…

Dans un timing parfait, l’homme désigna le ciel. Un hélicoptère approchait. Jenni et Scott échangèrent un regard. Le docteur protesta :

— Il ne devait s’agir que d’un rendez-vous. J’ai des consultations cet après-midi.

— Vous serez rentré à temps. Ne vous inquiétez pas.

L’homme les invita à rejoindre l’héliport de l’hôpital, situé sur l’angle du parking. L’engin était en phase d’atterrissage. Le souffle des pales faisait voler les feuilles mortes gelées dans les massifs.

En forçant la voix pour compenser le bruit des rotors, Scott essaya d’engager la conversation :

— Vous travaillez pour M. Greenholm ?

— Évidemment, répliqua l’homme. Sinon je ne serais pas là.

Sur ce coup-là, Scott ne se trouva pas très malin. Jenni demanda à son tour :

— Votre patron est inquiet pour sa santé ?

— Il vous en parlera. Ce n’est pas à moi de le faire.

L’hélicoptère noir en imposait. Le garde ouvrit le panneau latéral et leur désigna le marchepied.

— Si vous voulez bien prendre place…

— C’est la première fois que je monte dans un hélico, souffla Jenni.

Scott ne répondit pas, mais c’était inédit pour lui aussi. L’engin décolla et prit aussitôt la direction de l’ouest. Même avec les casques de communication intérieure, le bruit était omniprésent. Le garde du corps échangea quelques mots avec le pilote, puis il se retourna vers le docteur en précisant :

— Lui aussi travaille pour M. Greenholm !

Il fit un clin d’œil et reprit sa position. Jenni se pencha vers son voisin et lui glissa :

— Il t’a bien eu !

Scott lui fit aussitôt signe qu’avec le casque, tout le monde pouvait entendre ce qu’elle venait de dire.

— Effectivement, commenta la voix du garde dans le casque.

Scott crut y déceler un certain amusement. L’homme reprit :

— Là où nous allons, vos portables ne captent pas. Si vous voulez rester joignables, je peux les faire transférer sur notre relais. Il faut seulement que vous me donniez vos numéros.

— Vous n’allez pas les vendre à des démarcheurs de laboratoire ? ironisa Scott.

— Pourquoi dites-vous cela ?

Jenni leva les yeux au ciel et lui donna le sien. Scott l’imita.


Rapidement, l’appareil survola les faubourgs sud d’Édimbourg. Les paysages défilaient. Le tissu urbain s’effilocha pour céder la place à un patchwork de champs de cultures s’étendant entre les collines aux formes douces. Vues du ciel, les vastes landes sauvages ressemblaient à une peau de monstre préhistorique brune et verdâtre, craquelée d’une multitude de sillons remplis d’eau. Bien que connaissant parfaitement la région, Jenni avait du mal à se repérer. Moins de vingt minutes plus tard, l’engin contourna la banlieue de Glasgow par le sud et la côte apparut à l’horizon. L’hélicoptère dépassa le front de mer et remonta vers le nord.

— Nous sommes presque arrivés, précisa le garde du corps.

L’île d’Arran se profila bientôt. Couverte de landes et de forêts profondes, elle trônait au milieu des eaux du Firth of Clyde. L’hélico continua par la côte, bifurquant vers l’ouest et rasant la cime des arbres.

Entre deux collines, une immense clairière apparut, révélant un château typiquement écossais à la toiture grise, tout en hauteur, flanqué et surmonté d’une multitude de petites tourelles rondes. L’engin effectua un tour d’approche au-dessus de la propriété et revint se poser sur la pelouse. Les façades de l’imposant bâtiment de pierre étaient percées de fenêtres étroites mais nombreuses.

Le garde, Jenni et Scott descendirent alors que les pales tournaient encore. L’homme les précéda jusqu’à la porte du château.

— Bienvenue à Glenbield, déclara-t-il.

Il ouvrit le lourd vantail de bois clouté et s’écarta pour leur laisser le passage. Les deux invités pénétrèrent dans un hall sombre ouvrant sur une large galerie. Le garde les débarrassa de leurs manteaux et les entraîna à sa suite. Le sol de pierre était couvert d’épais tapis ; sur les murs habillés de bois s’alignaient des tableaux de styles très différents. Au milieu des paysages et des parties de chasse à courre, Jenni remarqua quelques toiles très atypiques, représentant des scènes industrielles et des rues de l’époque victorienne. En parcourant les couloirs, Scott eut la sensation que le château était beaucoup plus grand que ne le laissait supposer son apparence compacte.

Leur guide s’arrêta devant une porte ouvragée et frappa. Après quelques instants, une voix lui ordonna d’entrer. Il ouvrit et s’effaça :

— Je vous laisse avec M. Greenholm.


Le maître des lieux venait lui aussi d’arriver dans son bureau par une autre porte. Il s’avança pour saluer ses visiteurs.

— Merci d’être venus. Je sais que votre temps est précieux. Le mien l’est aussi, alors n’en perdons pas.

Il les invita à prendre place dans les fauteuils et aborda aussitôt le cœur du sujet.

— Si vous m’avez contacté, c’est que vous avez réfléchi au marché que je vous ai proposé.

Scott répondit :

— Avant toute chose, certains aspects doivent être éclaircis.

— Je vous écoute.

— Le premier, c’est la nature de la maladie à traiter et son degré d’avancement. Je dois pouvoir faire un diagnostic avant de m’engager.

Greenholm resta impassible. Il ne lâchait pas son interlocuteur des yeux. Décontenancé par son absence de réaction, Kinross poursuivit :

— Le second aspect concerne la nature de votre aide et les points sur lesquels il est essentiel d’agir, au-delà de votre cas particulier.

Jenni enchaîna :

— Nos recherches nous ont permis de mettre au point un outil d’évaluation et de projection d’évolution pour certains types de neurodégénérescences. Pour être franche, la portée de ce que nous avons mis au jour nous échappe un peu. Même si cela se précise de jour en jour, nous n’en saisissons pas toutes les conséquences. Nous souhaitons pouvoir collaborer avec d’autres chercheurs mais nous ne voulons pas que nos travaux deviennent un enjeu commercial. C’est pourquoi nous ne sommes associés à aucun groupe industriel…

Greenholm eut un léger sourire. Scott réagit aussitôt :

— Vous nous prenez sans doute pour des idéalistes naïfs. Vous avez fait fortune au sein d’une multinationale et pour vous, j’imagine que l’éthique est seulement un joli concept. Mais pour nous, la santé n’est pas un commerce.

— Gardez votre sang-froid, docteur. Vous et le professeur Cooper êtes effectivement des idéalistes naïfs, mais ce sont des gens comme vous qui font avancer le monde. Je ne connais pas votre métier et vous ne connaissez pas le mien. Tous les médecins ne sont pas des saints désintéressés qui se sacrifient pour la veuve et l’orphelin. Si c’était le cas, le magnifique système commercial qu’est le monde de la santé ne serait pas aussi prospère. Tant mieux s’il existe des gens comme vous. Je ne suis pas un affairiste, je suis un chercheur qui a découvert des choses dont les gens se servent. Si nous restons au stade des clichés, nous n’avancerons pas. Faites-moi la grâce de croire que dans l’univers des gens qui ont réussi, il n’y a pas que des requins.

La tension était palpable. Chacun jaugeait l’autre. Greenholm ajouta d’une voix à peine moins autoritaire :

— J’ai besoin de vous et vous avez besoin de moi. Si nous parvenons à faire équipe, je crois que nous pouvons devenir une chance les uns pour les autres.

Au-delà de sa défiance, le vieil homme impressionnait Scott. Sa sincérité le rendait convaincant. Kinross décida d’aborder le volet médical :

— Monsieur Greenholm, parlez-moi des signes qui vous inquiètent.

— Malheureusement, docteur, nous devons parler de symptômes…

— Vous semblez pourtant très structuré mentalement, votre discours est cohérent, vous n’avez pas l’air de souffrir de déficit de mise en mémoire…

Pour la première fois, Greenholm manifesta une certaine surprise.

— J’espère bien, grands dieux ! Avec tous les problèmes que j’ai à gérer !

— Vous avez constaté que vous oubliez certaines choses ? Vous souhaitez passer des tests d’évaluation ?

Greenholm se mit à rire doucement, mais cela ressemblait davantage à un grincement, comme une mécanique grippée peu habituée à fonctionner.

— Non, docteur, hormis un peu de cholestérol et la vue qui baisse, je vais bien ! Je vous remercie.

Il grinça une dernière fois puis redevint tout à coup extrêmement sérieux. Il déclara :

— Je crois utile de préciser que tout ce qui va se dire dans ces murs ne doit pas en sortir.

Jenni et Scott acquiescèrent. Le vieil homme reprit :

— Si je vous propose ma fortune, ce n’est pas pour mon propre salut. C’est pour celui de Mary, ma femme. C’est une longue histoire, et il faudra bien que je vous la raconte. Je n’ai pourtant pas du tout l’habitude de parler de ma vie privée. Mais pour que notre alliance fonctionne, nous devrons parfaitement nous connaître et nous faire confiance. Le seul moyen d’y parvenir est de nous dire uniquement la vérité. C’est donc pour ma femme que je vous demande de l’aide. Je suis un vieux bonhomme qui fait peur à tout le monde. Pas à elle. Mary est mon ange, mon refuge. Je gère des brevets qui n’ont rien de spectaculaire mais qui sont exploités partout sur la planète. Les gens rigolent toujours lorsqu’ils apprennent que mon père a fait fortune en inventant les tampons à récurer. Ils s’amusent encore lorsqu’ils découvrent que je suis l’inventeur de la microfibre. Mais lorsqu’ils voient les chiffres, ils cessent de rire. Deux des inventions les plus populaires et les plus utilisées de tous les temps créées par un père et son fils et assurant la prospérité d’un groupe industriel parmi les plus puissants du monde, ça finit par impressionner. Les analystes épluchent les comptes, les concurrents guettent le moment où je vendrai mes brevets, mais tout cela n’est finalement qu’un jeu. Pour moi, le cœur de ma vie se résume à tout ce que j’ai vécu, partagé, enduré avec cette femme remarquable. Mais depuis près d’un an, son esprit…

La voix de Greenholm s’étrangla. Le vieil homme hésita à dire les mots mais se força à poursuivre :

— … son esprit décline. D’abord des pertes de mémoire. On a mis cela sur le compte de la fatigue, de l’usure d’un rythme de vie que je lui ai imposé. Et puis j’ai dû me rendre à l’évidence, il y avait autre chose. Nous avons consulté, mais je n’ai pas eu confiance en ceux que j’ai rencontrés. J’ai désespérément cherché vers qui me tourner et David m’a fait lire un article à propos de vous deux. L’idée que vous avez eue de dépasser vos spécialités pour vous associer étroitement dans les neurosciences m’a tout de suite séduit. Je me suis ensuite intéressé à vos publications. Vous veniez de donner une conférence, à Boston je crois, sur le lien entre le déclin des patients et le niveau de TNF-alpha dans leur sang. J’ai trouvé votre tandem professionnel étonnant et j’ai aimé votre façon d’approcher cette saleté de maladie.

Jenni considéra le vieil homme d’un autre œil. Tout en lui irradiait la puissance et la volonté. Son bureau même était une métaphore de ce qu’il semblait être : riche, complexe, sombre. Dans ce décor, rien ne laissait deviner qu’il puisse sacrifier l’œuvre d’une vie pour sauver sa compagne.

Kinross demanda :

— Quel âge a votre femme ?

— 62 ans.

— A-t-elle subi des tests ?

— Ceux des premiers stades.

— Les résultats ?

— Rien de bon.

— Je pense qu’il faudra que je la voie par moi-même.

— Nous devons d’abord nous mettre d’accord, docteur.

— Et si nous ne pouvons rien faire ?

— Je ne vous demande pas de la guérir. J’en sais assez sur ce genre de maladie pour ne pas exiger l’impossible. Ce que je vous demande, c’est de tout tenter pour retarder la progression du mal, pour alléger le quotidien de Mary et garantir son confort. Elle le mérite. En échange, je vous l’ai dit : vous disposerez de ma fortune pour faire avancer vos recherches.

Jenni intervint :

— Comment ferez-vous ? Votre fortune…

— Mes associés seront trop heureux de racheter mes brevets. J’ai fait préparer les contrats, tout est prêt. Vous le voyez, ce n’est pas seulement pour vous que cet entretien est capital.

Jenni et Scott échangèrent un regard. Greenholm reprit :

— Mais je vous préviens, je ne vais pas gaspiller en vain ce que mon père et moi avons bâti. Je souhaite savoir ce que vous faites. Je veux en être convaincu. Je ne suis pas médecin, mais ma première formation est celle d’un ingénieur. Je peux comprendre lorsque l’on m’explique. Nous allons nous battre ensemble, pour Mary et pour vos découvertes. Dites-moi où vous en êtes.

Kinross hésita, cherchant une approbation du côté de son associée. Greenholm le rassura :

— Je vous le répète : tout cela reste entre nous.

Jenni expliqua :

— Voilà presque un an, nous avons découvert que les plaques amyloïdes, les taux d’acétylcholine et le glutamate n’étaient pas les seuls intervenants liés à la maladie d’Alzheimer. Comme d’autres équipes à travers le monde, nous nous questionnons sur des facteurs extérieurs tels que des substances chimiques, des pollutions qui pourraient provoquer ou aggraver la maladie. Mais notre découverte ne se situe pas sur ce secteur. Parallèlement, nous nous sommes aperçus que la mesure proportionnelle de la tyrosine, un acide aminé, et du cortisol, une hormone, nous donne un indice, et que lorsque cet indice passe sous un seuil précis, le patient perd irrémédiablement ses facultés cognitives.

— En clair, commenta Greenholm, son esprit est perdu.

Kinross approuva d’un mouvement de tête. Greenholm demanda :

— Et si l’on compense ces deux produits, si on fait en sorte qu’ils restent présents dans le corps, est-il possible de renverser la tendance ?

Kinross sentit tout l’espoir que l’homme mettait dans sa question.

— Non, monsieur Greenholm. Ce taux n’est que le témoin, pas la cause. Le faire varier artificiellement ne changerait rien. Nous avons ensuite développé un modèle d’étude de la variation de l’indice qui permet de prévoir quand le seuil fatidique sera franchi — nous appelons cela le basculement.

Jenni ajouta :

— La gravité de la maladie, ce qu’elle met en jeu et sa progression rapide dans le monde nous obligent à envisager une collaboration internationale, au-delà de tout intérêt commercial. C’est toute la perception de cette pathologie qui est remise en cause. Elle est là, sournoise, sous des formes qui n’étaient pas encore répertoriées parce que nous n’avions pas d’outil pour les relier aux cas que nous connaissons déjà. Mais le patient finit toujours dans le même état, détruit dans son humanité, incapable de vivre avec ses semblables, jusqu’à devenir dangereux. On ne pourra pas se battre contre cette calamité avec nos armes habituelles.

La jeune généticienne se mit alors à parler des bambous, de leur mystérieuse floraison qui ressemblait à un chant du cygne. Greenholm écoutait. Impossible de dire s’il la croyait ou même s’il comprenait tant son visage était figé. Lorsqu’elle eut terminé, le vieil homme attendit un moment, plongé dans ses réflexions, avant de déclarer :

— Si j’ai bien compris, les malades qui se multiplient ne seraient peut-être que les prémices d’un phénomène qui pourrait bientôt toucher l’ensemble du genre humain ?

— La tendance ne fait aucun doute. Le phénomène s’accélère. Les chiffres sont alarmants, confirma Scott.

— Vous croyez que quelques dizaines de millions d’euros changeront quelque chose ?

— C’est la clef de notre indépendance, précisa Jenni. Nous avons besoin de cet appui pour informer nos collègues vite et librement. Ce n’est pas une pandémie. Rien d’extérieur ne nous attaque. Aucune médecine ne nous apprend à soigner ça. L’ennemi est en nous. Il détruit l’esprit sans tuer le corps. C’est très particulier. Il y a peut-être quelque part, dans nos gènes ou ailleurs, quelque chose qui dit que notre tour de manège est bientôt terminé. Nous ne pouvons pas régler ce problème par les circuits classiques de gestion de crises sanitaires. La menace va bien au-delà. Nous devons alerter les autres équipes de chercheurs afin d’unir nos forces. Peut-être les laboratoires nous aideront-ils ensuite.

— Vous semblez vous en méfier. Vous croyez vraiment que même face à un défi de ce genre, ils privilégieraient leurs profits plutôt que la santé des humains ?

Kinross répondit sans hésiter :

— L’histoire nous donne des réponses qui ne laissent aucune place au doute. Souvenez-vous du Vioxx, cet anti-inflammatoire qui provoquait des infarctus et à qui la Food & Drug Administration a attribué plus de vingt-sept mille décès et problèmes cardiaques. Les données sur la majoration des risques cardiaques étaient connues trois ans avant que le laboratoire fabricant ne retire la molécule du marché. Ou encore, l’affaire de la grippe H1N1 et le forcing mondial pour vendre des vaccins… On ne compte plus les effets secondaires de médicaments qui ont été dissimulés, les modifications génétiques douteuses, les vaccins bidons vendus au tiers-monde ou les risques associés censurés à coups d’études falsifiées. À chaque fois, le cynisme et la soif de profit l’ont emporté.

Greenholm ne savait plus que penser. Il était à la fois bouleversé et inquiet. Il songeait à Mary et à ce que cette maladie pouvait représenter de terrible pour le monde. Il resta silencieux un moment, puis regarda soudain la jeune femme droit dans les yeux.

— Je vais vous aider, affirma-t-il.

Puis il se tourna vers le docteur et demanda :

— Si vous faites des analyses sur Mary, vous pourrez me dire combien de temps il lui reste avant de perdre complètement l’esprit ?

Kinross hocha lentement la tête et ajouta :

— Je voudrais pouvoir vous proposer autre chose, mais…

— Faites vos tests, faites ces analyses. Je veux savoir.

À cet instant, la porte de son bureau s’ouvrit et la haute silhouette du garde du corps apparut.

— Monsieur Greenholm, désolé de vous interrompre, mais j’ai un appel urgent pour le docteur, c’est de la part de l’hôpital.

— Transférez-le dans le salon. Allez-y, docteur.

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