Robert Falsing crevait de froid et de peur. Il s’extirpa enfin du repli rocheux où il se terrait depuis des heures. Dans la lumière crue des projecteurs qui illuminaient les contreforts du château d’Édimbourg, il se faufila le long du rempart sud. Comme pour conjurer le stress accumulé, il projeta de toutes ses forces son téléphone vers les rochers en jurant. L’appareil se brisa dans un bruit sec. Falsing avait eu le temps de réfléchir en attendant l’appel de Kinross, et sa décision était prise. Demain, il démissionnerait et il balancerait toute l’affaire à la presse. Cette seule pensée lui faisait un bien fou. Il respira à pleins poumons. Finie l’hypocrisie, terminés les mensonges. Ce soir, Falsing changeait de camp. Primo : il n’était plus le représentant d’un des plus importants laboratoires pharmaceutiques du monde. Secundo : il n’était pas du genre à se contenter d’envoyer un grand coup de pied dans la fourmilière. Il allait la faire exploser.
Il entreprit de descendre vers le quartier en contrebas. Le sol glissait et les semelles de cuir de ses élégantes chaussures de directeur commercial n’étaient pas adaptées à l’escarpement rocheux. Maladroitement, il fit quelques pas en s’accrochant aux aspérités. Il dérapait. Engourdi par les heures d’attente dans la nuit glaciale, il trébucha en jurant et faillit tomber. Ses mains et son pantalon étaient sales. D’où il se trouvait, il avait une vue très partielle sur la place de Grassmarket qui s’étirait en aval, mais il entendait distinctement les voix et apercevait même quelques silhouettes. Une fois arrivé en bas au milieu des fêtards, il serait sauvé. Après, quel qu’en soit le prix, il ne ferait plus aucun compromis. Il n’accepterait pas d’avoir un coup tordu de plus sur la conscience.
Descendant toujours sous le contrefort, il progressa laborieusement jusqu’au petit jardin qui donnait sur les Patrick Geddes Steps. À cette heure-là, le château était fermé et les touristes qui empruntaient ces escaliers reliant l’esplanade à Grassmarket étaient rares. Falsing se faufila entre les plantations réparties en petits carrés serrés. Il songeait à la façon dont il devait expliquer la situation aux deux chercheurs. Cette fois, pas question de débiter les boniments habituels, et cela lui demandait un véritable effort. Plus de formules toutes faites, plus de fausse complicité entretenue à coups de trucs enseignés dans des séminaires. Terminées les promesses illusoires enrobées d’un discours onctueux. Ce soir, il ne dirait que la vérité. Comment en était-il arrivé là ? Par quelle dérive insidieuse ses trente ans de carrière l’avaient-ils conduit à devenir le petit soldat d’un empire honteux ? Falsing sentait la révolte monter en lui. Il en voulait à ses employeurs autant qu’à lui-même. Jamais il n’aurait dû se rendre complice de ce système. Ceux qu’il avait si bien servis le menaçaient désormais et ne lui laissaient pas le choix. Pour la première fois depuis longtemps, Falsing était lucide. La vérité restait sa seule chance. De toute façon, pour que quelqu’un puisse croire à son histoire, il ne pourrait compter que sur sa sincérité. Il était prêt.
Il se pencha par-dessus la grille du jardin pour vérifier que la ruelle piétonne était déserte. Lourdement, il sauta par-dessus. Comme un fugitif, Falsing descendit les escaliers le plus vite possible. Chaque projecteur faisait glisser son ombre étirée sur les murs de brique qui enserraient le passage. Tellement de marches, tellement de virages… Il n’était plus très loin. Dans quelques instants, il déboucherait sur la place piétonne et se précipiterait vers le pub bondé. Il se voyait déjà pousser la porte, découvrant tous ces visages inconnus qui étaient autant de garanties que rien ne serait tenté contre lui.
Falsing suivit la ruelle, bifurquant à droite, puis à gauche. Tout à coup, quelqu’un l’interpella :
— Monsieur !
Un frisson lui parcourut le dos. Il ne se retourna pas.
— Monsieur, Señor, s’il vous plaît !
L’accent espagnol le rassura. Il ralentit en pivotant. Il découvrit deux silhouettes dont une avait les cheveux longs. Instinctivement, la présence d’une femme le mit en confiance. Le couple descendit vers lui.
— Nous sommes perdus, fit l’homme de sa voix chantante. Excusez-nous.
Falsing était tellement soulagé qu’il ne se demanda pas comment on pouvait se perdre entre l’esplanade du château et l’un des quartiers les plus touristiques situé juste à côté. Le couple avança dans la lueur d’un réverbère.
— Où voulez-vous aller ? leur demanda-t-il.
L’homme fit un pas vers lui, souriant. La femme lui avait lâché la main. Lorsque Falsing comprit, il était trop tard. Il se sentit saisi par-derrière. Il tenta de se dégager, mais le piège se refermait. Ils avaient fini par le retrouver.