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— Vous n’avez pas trouvé notre homme, c’est ça ? résuma le père Endelbaum.

— Ce n’est pas aussi simple. Il ne suffit pas de rentrer des paramètres dans un ordinateur pour que le nom sorte comme par magie. Ce genre de truc n’arrive que dans les mauvaises séries télé.

Assis à côté de son supérieur, Thomas assistait à l’entretien. Marcus Tersen insista :

— Tous nos contacts sont alertés. Nous travaillons jour et nuit. Mais avec le peu d’indications que nous avons, autant chercher une aiguille dans une énorme botte de foin. J’ai aussi beaucoup de mal à expliquer pourquoi nous effectuons cette recherche… Un type mort depuis sept ans qui accuse son propre assassin, cela peut surprendre ! Même en connaissant l’ouverture et la fiabilité dont vous faites preuve en matière de sciences de l’esprit, il paraît naturel de se demander quel crédit accorder à votre source. Sans vouloir faire de mauvais jeu de mots, votre indicateur est assez surnaturel…

Thomas intervint sèchement :

— Surnaturel pour les esprits fermés. La science passe son temps à découvrir des choses dont elle refusait d’admettre l’existence auparavant. Le magnétisme des boussoles était surnaturel, les feux follets, la foudre, les marées et les aurores boréales aussi. Plus personne ne peut douter que la télépathie, la télékinésie et certaines guérisons miraculeuses existent. Pourtant, certains s’obstinent encore à nier les faits, les qualifiant avec mépris de surnaturels. Tout ce qu’on ne comprend pas l’est ! Les petits esprits considèrent ce qu’ils croient savoir comme des vérités et tout le reste comme surnaturel. Ça les rassure. Nos centres d’études sont remplis de gens « surnaturels » que les tenants du savoir ne veulent surtout pas voir parce que cela ébranle leur prétendue supériorité.

Endelbaum et Tersen étaient surpris de la soudaine virulence du jeune homme. Thomas ajouta :

— Je vous rappelle que notre source nous a permis d’élucider une affaire non résolue. Feilgueiras avait disparu. Beaucoup supposaient qu’il s’était enfui et la police avait même abandonné l’enquête. Sans cette voix, personne n’aurait jamais retrouvé la dépouille de la victime.

— Admettez au moins que c’est inhabituel.

Tersen se passa la main dans les cheveux. Malgré son expérience, ce cas-là lui posait des problèmes inédits.

Marcus Tersen occupait une place à part dans l’organigramme de la Compagnie de Jésus. Il était en charge de la « documentation extérieure », ce qui l’amenait à s’occuper aussi bien de la sécurité des chercheurs détachés dans les centres d’études du monde entier que de la collecte de données ou de la rencontre d’intervenants pour les recherches directement menées par l’ordre. Il dirigeait ce que beaucoup considéraient comme le service secret des Jésuites. Il les avait cependant rejoints tardivement. Historien de formation, Tersen s’était d’abord fait une réputation dans la résolution d’énigmes historiques en tous genres. Il avait entre autres contribué à démasquer les faux carnets d’Hitler et participé au décryptage du manuscrit de Voynich pour l’université de Yale. C’est à cette époque que le prédécesseur d’Endelbaum l’avait approché et convaincu de les rejoindre. Tersen avait sa propre vision de la religion, comme beaucoup de membres d’ailleurs, mais l’idée de défendre une recherche objective et indépendante l’avait séduit. Lorsque le père Endelbaum lui avait demandé d’identifier un assassin potentiel, certainement mêlé à la disparition d’un scientifique, cela cadrait parfaitement avec ses compétences. Il reprit :

— L’affaire Feilgueiras nous place face à l’un des problèmes cruciaux de notre société. Pourquoi cet homme a-t-il été assassiné ? Qu’avait-il inventé ? Voilà presque dix ans que je travaille dans le domaine de la recherche des inventions au sein de l’ordre. Je sais que dès qu’une bonne idée émerge, c’est la course à celui qui s’en rendra maître le premier. Le brevet est la clef. Je suis chaque jour témoin de tout ce que le milieu des affaires industrielles déploie d’énergie et de moyens pour contrôler la propriété des brevets. Ce n’est pas toujours reluisant. Chaque invention peut générer une fortune, créer un empire, et nombreux sont ceux qui sont prêts à tout pour s’assurer la plus grosse part du gâteau. Le contrôle des brevets sous-tend toute notre économie. C’est une réalité.

Thomas intervint :

— Un autre scientifique aurait très bien pu éliminer Feilgueiras pour s’emparer de sa découverte. Sa voix nous assure qu’il s’agit d’un homme, d’un seul, qui est responsable de sa mort.

— Je ne l’oublie pas et cela me pose problème. Quand vous me demandez de chercher un homme entre 55 et 70 ans, familier de la recherche ou de l’exploitation des brevets, sans doute fortuné, j’en trouve des centaines. Mais aucun ne travaille ou n’exploite des inventions en rapport avec le domaine d’activité de Feilgueiras.

Endelbaum commenta :

— Il n’a peut-être pas été tué à cause de ses recherches.

— Franchement, réagit Tersen, je me suis posé la question et je n’y crois pas. Son cadavre présente des marques de torture. On a voulu le faire parler. Rien ne pouvait justifier cela dans sa vie, hormis ses travaux.

Thomas semblait ne plus écouter ce que disaient ses aînés. Il réfléchissait.

— Attendez, s’exclama-t-il soudain. Ceux qui l’ont tué étaient des professionnels, n’est-ce pas ?

— Étant donné l’état dans lequel ils ont mis le pauvre bougre et la façon dont ils se sont débarrassés du corps, sans aucun doute, répondit Tersen.

Thomas reprit :

— On peut donc supposer que le tueur n’en était pas à sa première victime ?

— Où voulez-vous en venir ? questionna Endelbaum.

— On peut peut-être essayer de remonter jusqu’à l’assassin en cherchant du côté d’autres scientifiques disparus…

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