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Lorsque le véhicule tout terrain vint la chercher à l’entrée de la résidence, Jenni fut surprise ne pas y découvrir Brestlow. Tracy s’empressa de préciser :

— Ne vous inquiétez pas. Il vous attend déjà sur place.

Jenni s’installa. Le 4 × 4 démarra dans la nuit, quitta la cour d’accueil de la résidence et s’engagea sur un chemin enneigé qui descendait en forte pente vers le lac. Bientôt, la voiture s’immobilisa au beau milieu des bois. À travers les vitres fumées, Jenni crut distinguer des lueurs. Quand la portière s’ouvrit, elle en resta bouche bée.

Comme pour un soir de gala, un tapis rouge conduisait à une clairière au centre de laquelle une table était dressée. Sur une nappe blanche tombant jusqu’au sol, des chandeliers illuminaient un service entièrement blanc. Dans l’obscurité de ces bois enneigés, le décor semblait irréel. Jenni s’avança, seule. Entre les troncs, elle aperçut bientôt la silhouette de Clifford qui l’attendait.

— Bonsoir Jenni, merci d’être venue.

La jeune femme était surprise, mais depuis qu’elle séjournait ici, ce qui lui aurait paru impossible partout ailleurs ne lui semblait que surprenant. Brestlow lui proposa sa main. À peine eut-elle posé le pied sur le sol isolant qui couvrait la clairière qu’elle sentit une douce chaleur l’envelopper. Clifford déclara :

— J’ai hésité à vous emmener dans un petit resto en ville, mais comme le premier bourg digne de ce nom est à plus de soixante-dix kilomètres…

Il l’escorta vers sa place. Jenni était sous le charme de cette étrange mise en scène. Le silence paisible de cette nuit d’hiver contrastait avec l’impression d’être sur une terrasse en été. La table était grande, couverte de plats coiffés de cloches d’argent. Les flammes des bougies qui brûlaient imperturbablement droites malgré le souffle du vent étaient une énigme. Étrange contraste d’une nature puissante encerclant ce bastion d’extrême civilisation…

— Nous voilà seuls, expliqua Brestlow en versant un peu de muscat doré dans deux verres étincelants.

Même dans cet environnement, il restait le même : ses gestes toujours précis, son costume noir impeccable sur sa chemise blanche. La lueur des bougies lui conférait une noblesse supplémentaire. Jenni s’approcha de la table :

— C’est extraordinaire, souffla-t-elle. Je n’ai même pas froid…

Brestlow lui tendit un verre et déclara :

— Je vous conseille quand même de rester dans les limites de la clairière : au-delà, il fait déjà — 14 °C…

Brestlow évoluait comme s’il se trouvait dans un salon. Le son de sa voix s’élevait, sans écho. Au loin, on entendait parfois un cri d’animal, mais aucun signe d’activité humaine.

— Comment est-ce possible ? interrogea Jenni.

— Encore une invention en développement, mais celle-ci est particulièrement prometteuse. En utilisant des arcs à ionisation, deux universités américaines ont développé ce concept de bulle climatique. Étonnant, n’est-ce pas ?

Il lui désigna une chaise :

— Donnez-vous la peine…

En contrebas, le clair de lune contrarié par les nuages révélait la surface du lac gelé. Plus haut, à travers les arbres, l’imposante résidence se devinait, éclairée par des projecteurs.

Jenni se glissa à sa place. Brestlow lui désigna les cloches argentées qui couvraient les assiettes.

— Tout est là, fit-il sans manière. Ne connaissant pas bien vos goûts, j’ai fait préparer un assortiment de quelques-uns des plats les plus succulents qu’il m’ait été donné de goûter. Par contre, et je m’en excuse, nous devrons nous servir nous-mêmes. J’ai préféré cela à la présence d’un serveur. Je suis assez rarement seul et ce soir, j’avais envie de n’être qu’avec vous. Si vous le permettez, je vais trinquer à ce moment et ensuite, nous goûterons à tout !

Les verres tintèrent l’un contre l’autre. Jenni déclara :

— Je lève mon verre aux découvertes qui sauvent.

Brestlow trouva la formule jolie et leva le sien à l’unisson.

— Vous avez bien raison.

— Et merci pour votre accueil et pour ce dîner féerique.

— Vous savez, Jenni, dans des métiers comme les nôtres, il est essentiel de savoir se détendre. Par exemple, quand vous êtes à Édimbourg, que faites-vous pour vous changer les idées ?

— J’aime bien marcher. Il y a de jolies balades à faire tout près de la ville. Mais je ne me suis pas promenée depuis longtemps. Pas depuis des années, en fait. Mon travail grignote ma vie et j’avoue aussi que les maladies sur lesquelles nous travaillons n’aident pas à se détendre. Elles m’effraient.

— Je vous comprends et lorsque vous m’en parlez, cela m’impressionne, mais j’ai la chance de vivre dans un univers de solutions, d’inventions alors que vous êtes chaque jour confrontée à des problèmes. Si cela vous perturbe, pourquoi avoir choisi de travailler sur ce sujet ?

— Je n’ai pas choisi. À la base, je suis spécialiste en statistique génétique. Et puis les choses se sont enchaînées et mon association avec Scott a fait évoluer mon champ de recherche. Souvent, je me dis que je ne suis pas assez solide psychiquement pour être confrontée directement à la maladie. Tous ces patients, ces gens qui perdent la mémoire, me touchent.

— Je crois que vous êtes une belle âme, Jenni. Nous allons faire aussi vite que possible pour les formalités de dépôt. Voulez-vous que nous commencions à dîner ?

Soudain, d’un geste de la main, il désigna le ciel de la clairière :

— Regardez, il neige…

La jeune femme leva la tête et s’aperçut que des millions de flocons tombaient, se volatilisant au contact du dôme invisible qui les protégeait.

— C’est prodigieux, murmura-t-elle.

— Vous êtes bien placée pour savoir qu’il n’est de prodige que dans l’œil de celui qui ne sait pas.

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