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Dans la salle d’interrogatoire prêtée par l’Edinburgh Police Centre, Scott se balançait d’une jambe sur l’autre devant quelques confrères assis face à lui :

— Merci à tous d’être venus, déclara-t-il.

Deux psychiatres, deux psychologues, un profileur, un expert en communication non verbale et un spécialiste du comportement animal avaient répondu à son invitation pressante. Kinross expliqua :

— Si je vous ai demandé d’être présents, c’est parce qu’une opportunité unique s’offre à nous. J’ai besoin de votre regard pour essayer de comprendre ce qui va se dérouler. Vous avez tous reçu une copie de la fiche médicale de Tyrone Lewis, le jeune patient que des services américains nous ont confié.

Scott désigna un large rideau qui couvrait tout le mur derrière lui :

— Vous le découvrirez dans quelques instants, dans la pièce voisine. À travers la vitre sans tain, lui ne pourra pas nous voir. Nous l’avons installé dès ce matin pour lui laisser le temps de s’acclimater au lieu. Malgré son jeune âge, ce garçon présente de nombreux symptômes de démence aggravée de comportements violents. Le dossier que vous avez reçu ne mentionne pas qu’avant-hier, il a tué l’un de nos infirmiers.

Un murmure parcourut la petite assistance.

— Malgré ce drame, reprit Kinross, ce jeune homme peut sans doute nous aider à en apprendre plus sur ce type de maladie. Une de nos infirmières, Lauren, semble éveiller une réaction en lui. Il est impossible de dire si c’est d’ordre hormonal instinctif ou s’il existe un lien d’une autre nature. C’est précisément à cette question que je souhaite essayer de répondre, et votre analyse sera précieuse.

Au fond de la pièce, il désigna une régie vidéo devant laquelle étaient assis deux opérateurs :

— La salle dans laquelle se trouve Lewis est filmée par quatre caméras, plus une placée à vos côtés. Je vais maintenant éteindre la lumière et ouvrir le rideau.

Scott plongea la pièce dans l’obscurité et écarta le tissu. Lewis était étendu sur un simple matelas posé à même le sol.

— Voici notre patient. Au sens clinique, ce jeune homme a perdu toutes ses facultés cognitives. Selon nos tests, il a dépassé le stade le plus grave mesurable par les évaluations. J’insiste sur le fait qu’étant donné les circonstances, cette expérience ne pourra être menée qu’une seule fois. Je vais maintenant rejoindre l’infirmière qui a accepté de s’y prêter. Elle le fait en espérant aider ce jeune homme. Elle court un risque réel. Au premier signe d’agression, des agents injecteront des tranquillisants au patient. Si l’un de vous détecte le moindre élément annonciateur de risque, qu’il le signale immédiatement et nous arrêterons tout. Des questions ?

— À quoi vous attendez-vous ? demanda un psychiatre.

— Aucune idée, répondit Kinross. Sa réaction est impossible à prévoir. La dernière fois qu’ils se sont vus, il s’était montré calme avec elle, certainement attiré sexuellement.

— Et elle ? demanda un psychologue.

— Sans connaître la nature exacte de son mal, elle a été séduite. Il est impossible de définir si c’est une attirance purement physique ou si un autre facteur entre en compte.

Le spécialiste comportemental intervint :

— Vous avez sans doute un pronostic ?

— Aucun. Je n’ai pas voulu cette expérience pour vérifier une hypothèse. Nous sommes tous ici pour observer. S’il réagit à l’instinct, suivant ce qui se passera entre eux, il peut avoir envie de lui faire l’amour ou de la tuer. La rapidité de nos analyses sera vitale. Si vous n’avez pas d’autres questions…

Abandonnant le collège d’experts en pleine discussion, Scott sortit pour retrouver la jeune femme. Comme un boxeur avant d’entrer sur le ring, Lauren attendait, entourée de trois agents et d’un inspecteur principal qui lui rabâchaient les consignes de sécurité.

— Lauren, fit Kinross, c’est le moment.

— Je suis prête.

— Souvenez-vous, ajouta-t-il doucement, rien ne vous oblige à entrer dans cette pièce.

— Je suis sa seule chance. Tout le monde le prend déjà pour une bête sauvage…

L’inspecteur commenta d’un ton sec :

— J’espère que vous êtes conscient de ce que vous faites. Je ne laisserai pas ce type faire une victime de plus.

— N’intervenez pas avant que je vous en donne l’ordre, répliqua Kinross. Nous nous sommes mis d’accord avec vos supérieurs. Je comprends vos appréhensions…

— Appréhensions ? Vous rigolez. Dans votre hôpital, vous pouvez essayer tout ce qui vous chante mais ici, vous êtes sous ma responsabilité.

Kinross se tourna vers Lauren :

— Il vous suffit de dire « stop », et je vous sors de là.

La jeune femme hocha la tête. Kinross repartit vers la salle d’observation.

— Tout est prêt, messieurs. On commence.

Il appuya sur l’interphone et ordonna :

— Faites-la entrer.

La porte de la salle d’interrogatoire s’entrebâilla. Lauren apparut et le battant se referma aussitôt derrière elle. Elle était habillée comme le jour du drame. Étrangement, ce n’était pas la peur qui dominait son attitude, mais une sorte de joie sincère, impressionnante. Le bruit tira Lewis d’un demi-sommeil, il se redressa.

— Bonjour, Tyrone, fit Lauren d’une voix posée.

Le jeune homme se ramassa sur lui-même en reculant dans l’angle.

Lauren fit un pas, il baissa la tête, mais sans la quitter des yeux. Sur les écrans de contrôle, la pièce apparaissait sous des angles différents. La vue qui filmait Lewis du dessus était particulièrement éloquente. On voyait à quel point il était tassé, compact. Une attitude de peur. Lauren traversa la pièce et se baissa pour se placer à sa hauteur.

— C’est moi, Lauren. Tu te souviens ?

À cet instant, le jeune homme n’avait rien d’un assassin en puissance. Il ressemblait à un autiste craintif. Lauren tendit la main. Tout à coup, Lewis bondit à la vitesse de l’éclair et la contourna comme un animal qui fuit. Lauren sursauta.

— Ce garçon est dangereux, lâcha un psychiatre. Il faut arrêter l’expérience.

Lauren inspira profondément. Tyrone se tenait maintenant dans le coin opposé, filmé en gros plan par une autre caméra. Son regard avait changé. Son corps était encore sur la défensive, mais son visage n’exprimait plus de crainte. Il jaugeait. Lauren se leva et vint vers lui pas à pas, lentement.

— Je suis là pour t’aider…

Elle le regardait avec tendresse. La jeune femme ne semblait absolument pas consciente de la réalité de la situation. Elle avait oublié que Tyrone avait brisé un homme en deux sous ses yeux. Lauren n’avait accepté cette expérience que pour une seule raison : elle voulait le revoir. Et il était là, devant elle. À cet instant, elle ne songeait plus qu’à cela.

Au fur et à mesure qu’elle s’approchait de lui, Lewis se décalait pour maintenir une distance. Il glissait le long de la paroi. Son dos passa sur la vitre sans tain. On voyait les plis de sa chemise médicale, la largeur de ses épaules, ses bras en tension.

— Dis-moi quelque chose, supplia Lauren.

La jeune femme ne savait plus quoi faire pour provoquer une réaction qui le sauverait. Elle savait que derrière la vitre, des hommes étaient en train de décider du destin de Tyrone.

— Aide-moi à te sauver… fit-elle, la voix étranglée par l’émotion.

La jeune femme sentit les larmes monter. Tyrone fit alors un grand pas en avant et se retrouva tout près d’elle.

— Il va l’attaquer, trancha le spécialiste comportemental. Faites-la évacuer.

Kinross ne souhaitait pas déclencher l’alerte. Il voulait savoir. Il était à deux doigts d’obtenir la réponse à une question qu’il se posait depuis le début de ses travaux. Tellement de choses en dépendaient… C’était toute l’approche de cette maladie qui risquait de s’en trouver bouleversée.

L’inspecteur principal pénétra dans la salle d’observation et menaça :

— Docteur Kinross, si vous ne mettez pas fin à ce cirque, c’est moi qui vais le faire…

Kinross ne répondit pas. Il ne lâchait pas Lewis des yeux. Quelques minutes, peut-être quelques secondes, c’est tout ce qu’il demandait. Le jeune homme se tenait de profil. Lauren le regardait dans les yeux, sans aucune crainte. Elle effleura son bras. Tyrone réagit aussitôt en la repoussant violemment. Surprise, la jeune femme poussa un cri. Les experts se levèrent d’un bond. Kinross appuya sur l’interphone :

— Lauren, ça va ? Vous n’avez qu’à dire « stop ».

La voix surgie de nulle part affola Lewis, qui fit volte-face vers les haut-parleurs. Sa lèvre supérieure s’était soulevée et laissait entrevoir ses dents. Ses mains s’étaient crispées comme des serres, on le sentait prêt à se battre. Lauren répondit en faisant des signes :

— Non ! N’intervenez pas ! Laissez-nous une chance.

Elle essaya d’attirer l’attention de Lewis, pour le calmer. Ses yeux s’emplirent de larmes.

— Tyrone, regarde-moi. Personne ne te fera de mal. Je suis là pour te protéger.

Le jeune homme ne l’écoutait pas. Il se comportait comme une bête cernée d’ennemis invisibles qui se demande d’où va venir l’attaque.

— Tyrone, écoute-moi ! fit Lauren en se plaçant face à lui.

Il ne la voyait pas. Elle insista en se postant systématiquement devant lui malgré ses déplacements incessants.

— S’il te plaît, regarde-moi. Je suis avec toi.

Dans l’esprit perturbé de Lewis, l’agitation de Lauren finit par supplanter la menace qu’avait représentée la voix. Il posa enfin les yeux sur elle. Il respirait fort, sa poitrine se soulevait. Instinctivement, elle lui toucha la main. Cette fois, il ne la repoussa pas. Elle lui toucha le bras, l’épaule, s’approcha encore plus près de lui. Lauren attira la main du jeune homme sur elle. C’est alors qu’avec une incroyable vivacité, il la saisit aux épaules. Le visage du jeune homme était tendu, contracté, en proie à une émotion violente. Il se plaqua contre elle, la serra. La jeune femme se laissa faire. Elle n’avait pas peur. Elle ne se rendit pas compte que la porte de la salle d’interrogatoire s’était brutalement ouverte et que deux gardes avaient fait irruption. Lorsqu’elle découvrit leur présence, elle protesta, les repoussa de toutes ses forces. Des mains la saisissaient. Tyrone ne la lâchait pas. Il y eut des cris, Lauren se trouva écartelée, mais il se cramponnait de plus belle. Lorsque la jeune femme sentit les mains de Tyrone glisser, elle l’attrapa à son tour pour ne pas qu’il s’éloigne d’elle. Dans l’écho mat de la pièce, les cris se mélangeaient aux injonctions, son souffle à lui avec ses pleurs à elle.

Brusquement, un claquement retentit, puis un autre. Le jeune homme s’écroula, atteint de deux balles dont l’une n’avait rien de tranquillisante. Son corps se replia sur le sol, où déjà le sang se répandait. Lauren se laissa glisser avec lui. Kinross écarta le garde et l’inspecteur sans ménagement. Il se précipita sur Tyrone, mais il était trop tard. Le docteur serra les dents, bouleversé. Il prit le visage du jeune homme et lui ferma les yeux. Dans ce désastre, une chose frappa le médecin au-delà de tout : Tyrone Lewis avait pleuré.

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