Jenni appréhendait ce rendez-vous de signature chez Greenholm. Ce n’était ni pour elle-même ni pour Scott qu’elle le redoutait, mais pour le vieil homme. Les résultats des analyses de sa femme étaient tombés. D’après l’indice, il ne lui restait que très peu de temps. Juste avant d’embarquer dans l’hélico, Jenni avait pu glisser l’information à son partenaire. Elle avait juste ajouté : « C’est toi qui lui annonces. »
La jeune femme avait remarqué que les rapports entre Hold et Kinross avaient évolué. Les deux hommes s’étaient salués presque chaleureusement. Scott l’appelait David, mais malgré un rapprochement évident, Hold s’adressait toujours à Kinross en employant son titre de docteur.
Lorsque les deux chercheurs entrèrent dans son bureau, William Greenholm se leva vivement de son fauteuil et son visage s’anima.
— Bonsoir ! Je vous attendais avec impatience.
Comparée à leur premier rendez-vous, l’attitude de l’industriel avait changé. Plus chaleureux, il leur serra franchement la main.
— C’est un grand soir pour moi. J’ai tout vendu ! lâcha-t-il d’emblée. Nous voilà à la tête d’une petite fortune.
Il désigna les deux parapheurs posés sur son bureau :
— Je vous ai fait préparer à chacun une copie des actes et un pouvoir qui nous place à égalité. Il ne vous reste plus qu’à parapher et nous serons cogestionnaires de notre fondation, le Mary Greenholm Trust.
Gravement, Scott déclara :
— Monsieur Greenholm, nous ne pouvons pas signer ces documents.
Le maître des lieux se figea :
— Pourquoi donc, docteur ?
— Monsieur Greenholm…
— Je peux vous laisser du temps pour lire si vous le souhaitez. Mais pour ma part, je considère que notre parole échangée vaut tous les contrats. Cette soirée est une célébration. Lorsque nous en aurons fini avec cette paperasse, nous passerons au salon où j’ai fait préparer un bon dîner.
L’homme parlait vite, sans laisser un instant à Scott pour s’exprimer. En le voyant si enthousiaste, le neurologue renonça à lui avouer immédiatement les mauvais résultats des analyses de sa femme. Jenni semblait avoir compris son dilemme et d’un regard, l’approuva.
Greenholm reprit :
— J’avais espéré que Mary pourrait se joindre à nous, mais elle n’est pas bien…
— Comment va-t-elle ? s’enquit Jenni.
— Elle dort beaucoup. À son réveil, parfois elle est là, parfois non.
Derrière la pudeur des mots, Scott comprit que son état se dégradait encore. Il n’insista pas. Il chercha un stylo dans sa poche intérieure et s’approcha du parapheur. Sur le ton de la confidence, Greenholm ajouta :
— Je suis curieux de savoir où vous en êtes dans vos découvertes. La dernière fois, vous m’avez fait peur. David m’a un peu raconté votre périple en Sibérie. C’est épouvantable.
Scott parapha rapidement les pages. Jenni fit de même. Lorsque ce fut terminé, Greenholm eut un sourire lent, profond. Il se redressa et dit :
— Il fut un temps où, après la signature d’un pareil contrat, je vous aurais offert un cognac de cinquante ans d’âge ou un excellent cigare, mais ces choses — autrefois art de vivre — sont aujourd’hui considérées comme des drogues et je ne veux pas risquer un procès pour empoisonnement ! Allons souper !
D’un pas sûr, Greenholm ouvrit la voie à travers le dédale de son château. Arrivé devant les portes du grand salon, il écarta les deux battants d’un geste théâtral. Comme dans toute forteresse écossaise, la salle n’était pas très haute de plafond, mais sa longueur et les piliers qui soutenaient les poutres massives forçaient l’admiration. Les murs de pierre étaient ornés de tentures et de tapisseries. Au centre était dressée une longue table. Chaises à haut dossier, service de porcelaine, argenterie étincelante et à chaque place, un parfait alignement de trois verres en cristal taillé.
— Superbe, commenta sobrement Kinross.
En découvrant que Hold était aussi ébahi qu’eux par ce décor grandiose, il lui demanda :
— Vous n’aviez jamais vu cette pièce ?
— Pas ainsi. Pas depuis longtemps. Depuis très longtemps.
À l’autre bout de la salle, une femme vêtue de noir avec col et tablier blancs impeccables fit son apparition.
— Je vous présente Edna, dit Greenholm. Elle veille à notre confort depuis plus de trente ans.
Edna, qui se tenait bien droite, fit une révérence. Chacun de ses gestes les plus infimes trahissait une légère excitation. Elle semblait sincèrement heureuse d’accueillir des invités. Jenni était sous le charme de l’ambiance. Scott avait plus de mal. En découvrant le soin apporté à chaque détail, en prenant conscience de l’événement que constituait cette soirée et de tous les efforts déployés par Greenholm pour en faire un moment inoubliable, il se voyait de moins en moins annoncer le triste diagnostic concernant Mary.
Greenholm tira une chaise pour Jenni :
— Si vous voulez bien vous donner la peine.
Jenni se glissa sur le siège capitonné de velours.
— C’est absolument somptueux, fit-elle. Vous recevez souvent ?
— Autrefois, lorsque j’étais plus impliqué dans les affaires, nous avions du monde, mais depuis la maladie de Mary…
Greenholm s’installa face à Jenni, tandis que Hold et Scott s’attablaient à leur tour.
— C’est une situation intéressante, ne trouvez-vous pas ? reprit Greenholm. Nous ne savons pratiquement rien les uns des autres et nous voilà liés par ce qui nous est le plus cher. Pour moi qui suis plutôt sauvage, c’est assez inattendu…
— Si je puis me permettre cette observation, fit Jenni, vous ne me semblez pas d’un naturel si solitaire que cela. Les responsabilités obligent souvent à une certaine réserve…
— Sans doute avez-vous raison. Est-ce la nature profonde de l’homme qui fait l’individu ou le chemin qu’il a parcouru ? En tant que spécialiste du comportement humain, vous avez peut-être un avis là-dessus ?
Scott commenta :
— Malheureusement, nous sommes souvent trop accaparés par l’aspect biomécanique des patients et nous n’étudions pas assez l’interaction entre les sentiments, la psychologie et l’état physique.
La remarque touchait un sujet qui passionnait Greenholm. Celui-ci saisit la balle au bond :
— C’est certainement plus vrai encore dans votre spécialité. En étudiant la maladie d’Alzheimer, avez-vous pu définir un profil des gens qui en sont atteints ?
— Malheureusement non. À titre personnel pourtant, je me suis fait la remarque que les patients avaient parfois un point commun.
— Lequel ?
— Pour évaluer leur perception de la temporalité, nous leur demandons de parler de leur enfance, de leur vie ou de leur métier. J’ai constaté que beaucoup d’entre eux avaient subi un choc affectif ou qu’ils portaient une douleur de cet ordre. Mais ceci n’a évidemment aucune valeur scientifique.
— Intéressant. Moi qui suis ingénieur de formation, je trouve curieux que personne n’ait eu l’idée de creuser cette piste.
— C’est également mon avis, mais vous savez, les habitudes sont aussi dures à changer que les chapelles à ouvrir. Lorsque Jenni et moi avons annoncé que nous allions collaborer, dans chacun de nos camps, des voix férocement critiques se sont élevées. Un professeur expert en génétique et un spécialiste des maladies neurodégénératives, cela risquait de bousculer les petites barrières et les domaines que chaque secteur se croit réservés. Pourtant, c’est cette association qui nous a permis de mettre au point l’indice.
— À ce sujet, j’ai réfléchi. En premier lieu, il faudra protéger votre indice et déposer un brevet. C’est essentiel. Vous ne devez rien divulguer avant d’avoir légalement protégé votre découverte. Je sais que dans votre domaine, la propriété industrielle est particulière, mais je connais des gens compétents qui pourront vous aider.
Edna fit son entrée avec un plateau chargé d’assiettes. Elle les présenta et Greenholm précisa :
— Voici du saumon. Mais celui-là n’a rien à voir avec celui que l’on sert aux touristes. Ce matin, il s’ébattait encore dans la rivière Glenashdale qui coule au nord du domaine.
Hold servit le vin, un sauvignon blanc français. Jenni décida d’amener la conversation sur un plan privé :
— Vous avez promis de nous raconter comment vous et votre épouse vous êtes rencontrés.
Hold observa son patron. Il était curieux de voir sa réaction face à cette question très personnelle. Greenholm posa sa fourchette ; il savoura sa bouchée, puis commença :
— J’étais un jeune ingénieur. En ce temps-là, je n’étais que le fils de celui à qui l’entreprise devait son plus grand succès industriel. Mon père était invité à toutes les cérémonies officielles. Je l’accompagnais parfois — il disait que je devais apprendre à connaître les requins qu’il faut malgré tout côtoyer quand on atteint un certain niveau. Lui comme moi avons toujours été davantage à notre place devant une paillasse ou un bec Bunsen que devant un plateau de petits fours. La blouse blanche nous va mieux que le smoking ! C’est dans ces soirées, au cours de ces interminables dîners, que j’ai appris ce que sont la courtoisie des gens honnêtes et l’hypocrisie des autres. Mon père était un homme simple qui croyait au travail. Il a eu l’intelligence de ne pas changer après le succès de son invention. À l’époque, je ne supportais pas ces mondanités. Elles m’ont pourtant appris l’autre part de mon métier.
Greenholm fit une pause, but une gorgée de vin et reprit :
— Un soir, à New York, le repas s’était prolongé comme souvent par une soirée. Pour une fois, ce n’était pas un pianiste qui jouait, mais une jeune femme. C’était Mary. Je me souviens encore de la première fois que je l’ai vue. En fait, pour être exact, entendue… J’étais engoncé dans un canapé trop mou entre deux prétentieux qui fumaient en se donnant des airs lorsque la musique a attiré mon attention. Dans ce genre d’événement mondain, le piano est un fond sonore, une ambiance. Il n’est pas destiné à se faire remarquer. Elle jouait du Gershwin et l’espace de quelques accords, elle n’a soudain plus joué pour meubler, mais comme une véritable concertiste. Quelque chose de plus habité a surgi dans son jeu. La mélodie était tout à coup sentie, interprétée. Je me souviens que je n’ai pas été le seul à le percevoir, les conversations se sont un instant suspendues. Par contre, je crois avoir été le seul à l’analyser, et je l’ai regardée pour la première fois. J’ai aperçu cette frêle jeune femme, au regard dense. À l’inverse de beaucoup de pianistes de bar, elle ne fixait pas le vide ou son clavier. Tout en jouant, elle étudiait les gens présents. Discrètement, je l’ai observée. Plus la soirée s’étirait, plus elle libérait son jeu. Mary était du genre à commencer par jouer des morceaux de variété pour finir vers 3 heures du matin sur du Rachmaninov.
Greenholm esquissa un sourire, perdu dans ce souvenir agréable, et reprit :
— Ce soir-là, pour la première fois, je suis parti après mon père. En quelques heures, ma vie a changé. Je ne savais rien d’elle mais j’en avais compris l’essentiel. J’avais senti quelque chose de rare, une chose indéfinissable au contact de laquelle je me sentais heureux. Je me suis juré que cette jeune femme ne jouerait plus que ce qu’elle voudrait, et le plus souvent pour moi.
Plus personne ne mangeait. Les mains de Greenholm étaient posées sur la nappe et tremblaient légèrement. Il continua :
— Voilà près de quarante-sept ans que Mary est ma compagne. Sans elle, je n’aurais rien réussi. Elle a quitté ses études d’enseignante et m’a suivi. Nous ne nous sommes jamais menti. Nous ne nous sommes jamais ennuyés. Elle n’a jamais douté de moi. Je me suis toujours efforcé de la tenir loin des aspects les plus sombres de la vie. Chaque fois qu’elle sent que je ne vais pas bien, elle s’assoit au piano et joue. Aucun de mes ras-le-bol n’y résiste, pas même un conseil d’administration avec cinquante crétins.
Jenni était touchée. Même Scott qui, vu la séparation tragique de ses parents et sa propre rupture, était plutôt réfractaire aux histoires de couple, se sentait remué. Greenholm baissa les yeux et ajouta :
— C’est la musique qui m’a révélé Mary et c’est aussi la musique qui m’a appris qu’elle était malade. Voilà un peu plus d’un an, elle était en train de jouer, Rachmaninov justement. Ses doigts dansaient. À bien y repenser, j’ai toujours trouvé cela fascinant. Au cours de ces décennies, je l’ai vue accomplir tellement de choses, dont certaines ont subi l’influence du temps… Mary marche moins vite, elle ne jongle plus avec les verres en cristal pour me faire enrager. Mais lorsqu’elle joue, elle n’a plus d’âge. Elle n’a perdu ni la vivacité ni l’énergie. En l’écoutant, j’ai chaque fois rendez-vous avec la frêle jeune femme, comme au premier soir. Enfin, j’avais. Ce jour-là, les notes se sont brisées. L’espace d’un instant, la mélodie est devenue horriblement discordante, effrayante. J’ai cru qu’elle faisait une crise cardiaque ou quelque chose d’aussi grave, mais elle était assise, normalement, les yeux simplement perdus dans le vague. Nous avons fait tous les examens possibles et elle est apparue en bonne santé. Je me suis dit qu’elle était fatiguée, que nos obligations la surmenaient et nous avons alors levé le pied. Elle n’a pas eu d’autre incident de ce genre tout de suite et pourtant, le fait qu’elle rejoue aussi bien qu’avant ne m’a pas rassuré. J’ai désormais vécu avec la peur et sans doute l’intime conviction que cela reviendrait. Un premier diagnostic est intervenu voilà quelques mois. Lorsque je me suis aperçu qu’aucun traitement n’arrêtait ce mal mais que certains le ralentissaient, je me suis intéressé à la question. David a découvert vos travaux, et vous voilà ce soir.
Scott observait Greenholm. Pourquoi donc ne demandait-il pas les résultats des analyses de sa femme ?
Edna entra. Jenni crut qu’elle venait pour débarrasser, mais l’employée de maison se dirigea vers Hold et lui murmura quelques mots à l’oreille. David se leva aussitôt :
— Pardonnez-moi.
Greenholm interrogea son bras droit du regard.
— Tout va bien, monsieur, répondit celui-ci.
Edna regagna l’office et Hold sortit par la porte principale du salon. Devant l’air dubitatif de ses convives, Greenholm justifia :
— Sans doute une affaire urgente. Avec tous les papiers que j’ai signés ces derniers jours, on n’a pas fini d’être dérangés par le siège américain de la compagnie…
Scott décida cette fois de ne pas laisser le temps à la conversation d’éviter le pire.
— Monsieur Greenholm, nous devons parler de votre femme. Vous nous sentez sans doute mal à l’aise depuis notre arrivée. Ce ne sont pas les contrats, et encore moins le fantastique accueil que vous nous avez réservé…
Le visage du vieil homme se durcit. Sa bouche redevint un trait mince. La métamorphose était saisissante. L’hôte affable disparaissait derrière l’armure d’un homme de pouvoir habitué à faire face. D’instinct, il réunit ses mains pour ne pas montrer qu’elles tremblaient à nouveau.
— Vous avez donc les résultats des analyses de ma femme.
— Oui, monsieur. Elle est à un stade avancé de sa maladie…
— Avez-vous pu déterminer le temps qu’il nous reste avant ce que vous appelez son basculement ?
— Nous connaissons la date.
Greenholm était oppressé, tendu à craquer. Scott ne pouvait plus reculer.
— Nous pensons qu’il interviendra d’ici trois jours au maximum, très probablement dans la nuit de mercredi à jeudi.
Greenholm chancela. Ses mains se cramponnèrent à la table. Jenni souffrait pour lui.
— Si vite… murmura le vieil homme.
— Nous sommes désolés, fit Scott. Nous avons même hésité à vous révéler la date pour vous épargner ce moment.
— Vous avez bien fait de me le dire. Je vous en remercie. Que pouvons-nous faire pour aider Mary ?
— Augmenter les doses du traitement que nous lui avons déjà prescrit. On peut essayer de voir si elle réagit à d’autres molécules, mais avec si peu de temps, ne vous attendez pas à un miracle. C’est la seule aide dont nous soyons capables, et je le regrette, croyez-moi. Si vous voulez reprendre votre contrat, nous comprendrons…
— Notre accord reste valide. Le fait que cette saleté nous prenne de court n’est pas une raison pour tout remettre en cause. Je vais m’occuper de Mary durant les prochains jours. Je garde l’espoir que vous ayez pu commettre une erreur.
D’un regard, Greenholm testa ses deux interlocuteurs, mais il perdit rapidement toute illusion. À cet instant, Hold revint.
— Tu tombes bien, David. Décidément, ce soir ne sera pas tout à fait la fête que j’espérais… Mais il faut savoir s’adapter. Comment va Mary ?
Hold parut surpris que Greenholm trahisse ainsi la véritable raison de sa sortie. Il hésita à répondre puis décida de le faire aussi franchement que son employeur :
— Elle va mieux. Elle est lucide. Je lui ai dit avec qui vous dîniez.
Greenholm se tourna vers ses invités :
— Professeur Cooper, docteur Kinross, puis-je vous demander de me suivre ? Nous avons quelqu’un à voir, ne perdons pas de temps, elle ne reste jamais longtemps…