Le vent commençait à disperser les grands nuages ardoise et la mer brillait à nouveau sous les trouées de lumière. Des hauteurs du domaine, la vue apportait une incroyable sérénité. Le charme et la force de l’île d’Arran tenaient dans ce sentiment. À l’écart du manoir, sur un promontoire où il était impossible de passer par hasard, un petit carré était aménagé au pied des quelques cèdres que le vent avait empêchés de trop grandir. Dans un périmètre délimité par des grilles rouillées, quelques tombes et deux croix celtiques couvertes de mousse. Seules les inscriptions dorées sur les pierres tombales prouvaient qu’elles n’avaient pas plusieurs siècles. La dernière demeure des parents de Greenholm, de la mère de Mary, un frère et deux cousins proches, et une autre, ornée d’une tête de mort surmontée d’un ange, trop érodée pour que l’on puisse y lire encore un nom.
De cet endroit, on ne distinguait plus que la pointe des toitures de Glenbield. Tout près, vers l’est, on arrivait vite à la falaise qui marquait spectaculairement la limite du domaine.
Sur le sentier, quatre hommes portaient le cercueil de Mary Greenholm. William marchait à côté, si proche que sa main touchait le couvercle de bois clair. Le pasteur suivait. Derrière, Jenni et Edna, le médecin de famille et quelques voisins. Kinross et Hold fermaient le cortège. La petite procession avait remonté le pré devant le château, puis traversé le bois et suivi le chemin irrégulier qui longeait la crête. Le vent les accompagnait en bourrasques, sifflant dans les bois, mélodieux dans les herbes et toujours chargé des effluves du Fife.
— Greenholm semble tenir le choc, constata Scott.
— Il a toujours l’air de tenir le choc, fit observer Hold.
— Dites-moi, David, vous vous souvenez de ce que vous m’avez dit en Sibérie ?
— À quel propos ?
— Sur le calme qui règne après une mort violente…
— Oui, je me rappelle.
— Eh bien, ce calme, je me suis peut-être trompé, mais je l’ai senti au château, en arrivant ce matin.
Hold s’arrêta :
— Que voulez-vous dire ?
— Ce n’est sans doute pas le moment, mais je préfère être franc : je trouve étrange que Mary soit décédée le soir même de son basculement.
Hold resta impassible :
— Qu’est-ce que je suis censé répondre à cela, docteur ? Vous pensez qu’elle a été assassinée ?
— Je ne vais pas jusque-là, fit-il, les yeux sur le cortège qui les avait distancés. Je me pose simplement la question. C’est une surprenante coïncidence, vous ne trouvez pas ?
— Si ça vous chante, vous en parlerez tout à l’heure au docteur Meresford. C’est lui qui a fait les constatations d’usage.
— Je m’en garderai bien. Je ne suis pas de la police et je crois qu’il est en plus très proche de vous.
— En effet, docteur. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il aurait couvert un crime.
Hold se remit en marche sans attendre son interlocuteur.
Le pasteur se chargea du discours. Greenholm ne l’écoutait pas. Il avait ses mots à lui qu’il ne pouvait pas dire. Comme le veut la coutume des îles de l’Ouest, le cercueil était posé devant la fosse, sur quatre blocs de basalte poli. Greenholm contemplait le trou avec quelque chose qui s’apparentait à de la fascination. Aucune autre expression ne se devinait sur son visage. À quelques pas, Jenni soutenait Edna qui pleurait en silence.
Les nuages gris gonflés de pluie filaient vers le sud. Étrangement, on n’entendait aucun cri d’oiseau. Lorsque le pasteur eut béni le cercueil, Greenholm posa sa main dessus et fit signe aux hommes de le descendre en terre. La cérémonie fut simple, presque ordinaire, à une exception près : Greenholm resta et obligea du coup tous les autres à attendre jusqu’à ce que ses employés aient complètement enterré le cercueil et que la dalle de sépulture soit en place. L’opération d’ensevelissement prit trois fois plus de temps que tout le cérémonial. Hold se posta près de son patron, qui ne le remarqua pas.
Sur le chemin du retour, le vieil homme marchait devant. Il paraissait plus petit, peut-être plus âgé aussi. Son pas s’était fait hésitant. Au bas de la crête, alors que le sentier commençait à bifurquer vers les bois, il s’immobilisa face au paysage. Il y a bien longtemps, quand Mary et lui venaient d’emménager au manoir, c’est là qu’ils s’asseyaient sur un roc pour voir le soleil se lever. Greenholm se retourna. Tous avaient les yeux rivés sur lui. Il fit signe à Jenni et Scott de le rejoindre et reprit sa marche.
— Je vous remercie d’être venus.
— C’est naturel, répondit Jenni.
Greenholm leva le nez, comme pour humer le vent.
— Vous êtes jeunes, tous les deux. Vous n’avez peut-être pas encore enterré beaucoup de proches, c’est en tout cas ce que je vous souhaite…
Jenni baissa la tête sans rien dire.
— … Mais laissez-moi vous confier ce que j’ai pu observer et qui se vérifie encore aujourd’hui. C’est sans doute une de ces petites vérités universelles qui définissent les humains. Tout le monde la découvre un jour, son tour venu. Au moment où vous enterrez un proche, ceux qui font votre vie sont ceux qui vous accompagnent. Quels que soient votre existence, votre métier, votre fortune, ceux qui marchent avec vous derrière le cercueil sont votre vraie famille.
Greenholm se retourna et désigna le petit cortège d’un mouvement du menton.
— Ce sont des gens simples, qui nous connaissaient depuis des années.
Jenni s’aperçut que Hold n’était plus avec eux. Elle se dit qu’en bon régisseur, il était probablement resté pour s’assurer que tout était en ordre sur la sépulture. Elle se remit en marche avec Greenholm et songea à ce qu’il venait de dire. Qui était présent aux obsèques de son frère ?
Kinross s’éclaircit la gorge :
— Monsieur Greenholm, puis-je vous poser une question ?
— J’ai désormais tout mon temps pour y répondre, docteur. Je vous en prie.
— C’est au sujet d’hier soir…
Greenholm marqua le pas.
— En fait, je voudrais vous parler de vos derniers échanges avec Mary, mais il est peut-être trop tôt…
Jenni le coupa :
— Je crois que c’est effectivement prématuré, et puis c’est personnel, Scott.
— Laissez, professeur. Même dans quelque temps, à défaut d’être prématuré, ce sera toujours aussi douloureux, alors autant le faire aujourd’hui. Je vous écoute, docteur.
Jenni était furieuse après Kinross. Il sentit son regard mais ne pouvait plus faire machine arrière.
— Avez-vous constaté son basculement ?
— J’ai passé la fin de l’après-midi avec elle. Je n’ai remarqué rien de plus et rien de moins que d’habitude. Parfois elle semblait cohérente, parfois non. J’ai cependant noté une chose étonnante : même lorsque son esprit était défaillant, elle sentait précisément dans quel état je me trouvais. Elle n’aurait pas été capable de dire la date ou même mon prénom, mais elle ressentait exactement mes tensions et mon appréhension. Elle était d’une remarquable acuité émotionnelle, comme si son instinct gagnait ce que son esprit perdait, au moins au début… Ensuite, j’ai dû m’absenter en début de soirée et c’est Edna qui est restée avec elle. Je suis revenu vers 21 heures. Nous avons parlé, je lui ai posé des questions. Elle a eu des moments de lucidité comme elle n’en avait pas eu depuis des mois, mais entre ces courts moments, elle…
Greenholm s’arrêta. Pour trouver la force de continuer, il prit une longue inspiration.
— Vous n’êtes pas obligé, précisa Jenni.
Le vieil homme se tourna vers elle et lui sourit :
— Nous avons promis de nous dire toute la vérité, chère mademoiselle. Je disais donc qu’après, les choses se sont compliquées… Je sentais que je la perdais, plus que jamais. Elle avait des difficultés d’élocution, d’orientation aussi. Même mes propos les plus simples lui échappaient. Elle m’a ensuite regardé comme un inconnu. C’est terrible. Elle est là, mais plus rien n’est pareil. Quel sentiment détestable !
Il fit une pause avant de reprendre :
— Elle s’est endormie peu après 1 h 30, épuisée. J’ai tout fait pour la garder éveillée, mais elle était à bout de forces.
— Vous souvenez-vous de la dernière chose « consciente » qu’elle vous ait dite ?
Greenholm s’en souvenait parfaitement. Il ne l’oublierait jamais. Pourtant, il fit semblant de réfléchir et répondit :
— Nous avons parlé de tellement de choses… Peut-être que, plus tard, cela me reviendra. Je sais par contre que les ultimes paroles que je lui ai dites, c’est « Bonne nuit ».
Le vieil homme eut un de ses petits rires grinçants :
— Une vie partagée pour finir par ces quelques mots si anodins… Je l’ai regardée, je lui ai pris la main et j’ai fini par m’endormir à mon tour. Au petit matin, je serrais sa main froide et elle n’était plus là du tout.
Les dernières syllabes se perdirent dans le souffle d’une bourrasque. Cette fois, Jenni décida de ne pas retenir son élan. Pour le soutenir, elle prit William Greenholm par le bras et fusilla Scott du regard par la même occasion. Contre toute attente, le vieil homme se laissa faire. D’une voix fatiguée, il reprit :
— Je vous disais que j’avais été obligé de laisser Mary en début de soirée. C’était pour nos affaires. Un ancien collaborateur m’a donné le nom de quelqu’un qui peut nous aider à déposer et à gérer votre brevet. Un dénommé Brestlow. On me l’a chaudement recommandé. Jeune et doué. Un Canadien, quelqu’un d’apparemment très estimé dans son métier. J’ai eu beaucoup de mal à le joindre. Il m’a fait l’effet d’un homme éduqué et très précis. Il est parfaitement au courant de ce qu’il faut faire pour protéger votre découverte.
Soudain, Greenholm s’arrêta à nouveau et chercha autour de lui :
— Où est David ?