La dernière fois que Kinross avait vu un crâne défoncé à ce point, il était encore interne au service des urgences de l’hôpital de Glasgow, et il avait fallu l’effet combiné d’un samedi soir, d’un excès de mauvais alcool et des tristement célèbres rochers de la Great Western Road pour arriver à un résultat approchant.
Dans le réfectoire transformé en morgue, le légiste referma le sac mortuaire d’un air désolé. Lui et Kinross ne parlaient pas la même langue et leur communication se résumait à des sourires entendus ou des haussements de sourcils effarés. Certains corps avaient fait l’objet d’un acharnement bestial. Hold suivait le docteur comme une ombre, impassible.
Après le macabre passage en revue, Scott adressa un salut amical au légiste et quitta le bâtiment. Les emplacements où les corps avaient été ramassés étaient signalés par des petits panneaux bleus portant des numéros blancs correspondant aux sacs mortuaires. L’air était glacial et la lumière aveuglante. La neige était tombée et le moindre souffle de vent faisait glisser des toits des rafales de cristaux aussi acérés que des éclats de verre.
L’exploitation minière avait des allures de base arctique. Une dizaine de bâtiments couverts de tôle se serraient autour d’une esplanade au bout de laquelle se dressait l’entrée de la mine, le seul bâtiment en dur. Des militaires étaient postés à chaque accès. L’ensemble de l’exploitation était entouré d’un double grillage assez haut mais en mauvais état.
Kinross remonta le col de son épaisse parka militaire et prit un moment pour observer l’endroit. Chacune de ses respirations se transformait en petit nuage. En Écosse, il devait encore faire nuit. Ici, le soleil brillait.
— Qu’en pensez-vous, docteur ? demanda Hold.
— Pas grand-chose pour le moment.
Désignant le site d’un mouvement du menton, il ajouta :
— Je me demande comment un tel calme peut régner après un pareil déchaînement de violence.
— C’est toujours comme ça, répliqua Hold.
— C’est-à-dire ?
— Après une catastrophe, un accident ou un meurtre, il flotte comme un parfum de sérénité, de paix. Étrangement, ce n’est pas la même chose lorsque quelqu’un meurt naturellement. On ne sent pas cette quiétude.
Scott dévisagea Hold et demanda :
— Vous avez déjà vu beaucoup de catastrophes, d’accidents ou de meurtres ?
— Aujourd’hui, pas plus que vous, docteur.
Drachenko sortit du bâtiment administratif d’un pas vif et vint à leur rencontre.
— Vous préférez vraiment rester dehors pour parler ? Rassurez-vous, l’époque des micros russes cachés partout est révolue. Au fait, nous avons retrouvé l’homme qui avait disparu. Il a fui l’exploitation. Il a marché moins de trois kilomètres et le froid l’a tué.
— Pauvre type.
— Il ne devait pas avoir les idées claires, sinon il n’aurait même pas essayé, précisa le général. La nuit, ici, ça descend à -15 °C. C’est les Bahamas à côté des -45 °C que l’on relève dans le coin au pire de janvier. Alors docteur, que concluez-vous de vos premières observations ?
— Tous semblent avoir agi dans un état de démence caractérisé. Les traces ensanglantées autour des poignées de porte prouvent que même les gestes les plus élémentaires n’étaient plus maîtrisés. Ce sont de maigres indices mais qui, ajoutés au type des meurtres, laissent penser que les occupants de la mine n’avaient plus du tout leur esprit.
— Voulez-vous examiner les rescapés ?
Les onze hommes et la jeune Australienne étaient confinés dans les réserves hâtivement réaménagées en cellules. Entravé par des menottes et le plus souvent ligoté, chacun d’eux était gardé par deux soldats. Les regards effrayés des matons en disaient long sur le comportement des rescapés.
Drachenko expliqua :
— Nous avons mis les plus féroces dans les frigos. Ce sont de véritables bêtes enragées. Même attachés, ils se jettent sur mes hommes. Ce matin, un de mes gars a failli en buter un tellement il s’est montré agressif.
— Vous ne leur avez rien donné ? demanda Kinross.
— On n’a pas voulu les droguer avant qu’un expert les voie.
Le général donna aux gardes un bref ordre en russe et ceux-ci ouvrirent la porte du premier frigo. Kinross découvrit un homme recroquevillé sur lui-même, immobile, blotti dans le coin le plus éloigné du réduit.
Le neurologue allait entrer dans la pièce lorsque Drachenko le retint.
— Méfiez-vous, docteur. Il fait semblant.
— Si je ne peux pas l’étudier, je ne risque pas de savoir ce qu’il a…
À peine Kinross était-il entré que l’individu leva les yeux. Rien d’autre en lui ne bougeait. Le docteur s’arrêta. Ce regard-là ressemblait à celui d’un loup, d’un prédateur, mais pas à celui d’un homme. Kinross fit un nouveau pas vers lui. L’homme se ramassa, bandant ses muscles. Il était attaché mais ne semblait pas en avoir conscience. Scott le sentait prêt à bondir. Il s’agenouilla pour étudier son regard. Le médecin agita les mains mais l’homme ne fixait que ses yeux, à la manière d’un félin.
— Ils sont tous comme ça, intervint le général. Ils ne répondent pas quand on leur parle. Ils ont le regard fou et chargent dès qu’ils en ont l’occasion.
Scott avait beau essayer de garder contenance, il était perturbé. Le général ajouta :
— Si vous en avez fini avec lui, docteur, j’aimerais bien qu’on referme la porte avant qu’il ne vous saute dessus.
Kinross hocha la tête et demanda :
— Les autres sont exactement dans le même état ?
— Nous en avons un plus calme, et puis il y a l’Australienne. Vous voulez les voir ?
Cet homme-là était assis sur un matelas de fortune. Plus jeune que le précédent, il releva à peine la tête lorsque Kinross s’accroupit devant lui.
— Restez sur vos gardes, docteur… prévint le général.
Kinross tendit la main puis, n’observant aucune réaction, l’approcha jusqu’à poser un doigt sur le bras du jeune homme. Celui-ci se rétracta comme une bête craintive.
— Doucement, doucement, murmura le neurologue.
— Il ne vous comprend pas, fit remarquer le général.
— Même si je parlais russe, il ne me comprendrait pas forcément. Je veux juste qu’il perçoive le ton.
Kinross promena sa main sous les yeux du garçon dans une série de mouvements réguliers. Puis il posa encore l’index sur son bras. Il recommença le même cycle à plusieurs reprises. À chaque fois, l’homme suivait sa main des yeux et se rétractait lorsque le doigt le touchait. Malgré la répétition des mouvements, il n’anticipait pas.
Kinross se tourna vers le général :
— Pensez-vous qu’il soit possible d’effectuer des prélèvements à des fins d’analyse ?
— Vous pensez à une drogue, un empoisonnement ?
— Je ne crois pas, mais je souhaite mesurer certains taux. Je vous dirai quoi chercher.
— Nos légistes doivent pouvoir faire ça, même s’ils sont plus habitués à travailler sur les morts que sur les vivants.
Profitant du relâchement de l’attention de Kinross, le jeune rescapé se jeta sur lui. Dans un saut fulgurant, il réussit à passer ses mains menottées autour du cou du médecin et commença à serrer de toutes ses forces. Hold intervint aussitôt. Il essaya de dégager Kinross, mais son agresseur était puissamment cramponné. Scott étouffait. Sans hésiter, Hold enjamba Kinross qui se débattait, et passa derrière son assaillant qu’il saisit au cou en lui faisant une clef. L’homme ne relâcha pas son étreinte pour autant. Hold bloqua son avant-bras contre la base de sa tête et imprima une violente torsion. Le craquement des cervicales résonna dans la pièce et l’homme s’affaissa. Son corps sans vie se relâcha, mais Hold le retint.
Kinross porta ses mains à son cou en hoquetant. Hold le dégagea et rejeta le corps inanimé du jeune homme sur le sol. Tout s’était passé si vite que le général n’avait pas eu le temps de réagir. Il observa « l’assistant » du docteur avec suspicion.
— Vous l’avez échappé belle, docteur, commenta le général. De toute façon, une victime de plus ou de moins dans cette affaire, ça ne change pas grand-chose. Légitime défense…
Kinross croisa le regard de son sauveur. Hold venait de tuer quelqu’un, pourtant ses yeux dégageaient toujours la même douceur. Scott se releva maladroitement en frictionnant sa trachée endolorie et dit d’une voix cassée :
— J’ai besoin de prendre l’air…
Dehors, le vent s’était levé. L’agression avait brutalement réveillé chez Scott un sentiment sourd qu’il s’évertuait à chasser chaque fois qu’il le sentait venir. La plupart du temps, il y parvenait. Pas cette fois. La violence de l’attaque, la fatigue, toutes les questions que soulevait ce qui s’était passé étaient plus fortes que sa résistance. Ici, le mince vernis qui séparait l’homme de la bête avait explosé. Au moment de l’attaque, l’infime frontière entre la folie et la conscience s’était muée en gouffre. Scott ne supportait pas la violence. Elle le confrontait, lui et ceux de son espèce, à une animalité indigne d’êtres civilisés. Il n’avait jamais réussi à comprendre pourquoi tout ne se résolvait pas par le dialogue et l’intelligence. Plus grave encore, en tant que médecin, Kinross n’avait rien pu faire pour ce jeune rescapé et pourtant, de par sa formation, personne n’était mieux placé que lui pour l’aider. L’agression dont il avait été victime le renvoyait à un constat d’impuissance. Il se sentit tout à coup épuisé et déstabilisé par le fait de devoir la vie à un type dont il ne savait rien. Hold avait raison : hors de son domaine de compétence, Scott était inadapté à la vie. À cet instant, le neurologue n’était même plus certain d’avoir un seul domaine de compétence…
— Ça va, docteur ? Vous préférez peut-être rester seul un moment ?
Dans le souffle du vent, Scott n’avait pas entendu venir Hold.
— Seul, je le suis bien assez.
Les deux hommes se tenaient à quelques pas l’un de l’autre. Scott se reprit et ajouta :
— Merci, je vous dois une fière chandelle. Sans vous, ce type m’aurait sans doute brisé les cervicales.
— J’ai fait mon travail, docteur. J’ai évité une catastrophe.
Scott hésita à poser la question, mais l’envie de savoir fut la plus forte.
— Pardonnez-moi, mais… Vous ne ressentez rien quand vous tuez quelqu’un ? Vous aviez l’air si calme.
Hold eut un mince sourire et détourna le regard.
— C’était vous ou lui. M. Greenholm m’a demandé de veiller sur vous. Je fais mon travail.
— Votre domaine de compétence, donc.
— En quelque sorte. C’est étrange, docteur, vous vivez tous les jours avec la mort et elle vous impressionne encore…
— Dans un hôpital, elle arrive rarement par surprise. La grande faucheuse habite un peu avec nous. Alors que là, c’était une visite à l’improviste, presque une effraction…
— Vous avez une idée de ce qui a pu transformer ces gens en bêtes féroces ?
— Pour le moment, pas la moindre. Dans les cas que j’ai eu l’occasion d’étudier, les patients, bien que parfois violents, n’ont pas ce genre de comportements extrêmes. Ils sont beaucoup plus vieux et accueillis dans des structures les encadrant, alors qu’ici ils étaient tous plutôt jeunes, sans personne pour enrayer l’escalade. Soit quelque chose a exacerbé leur agressivité et nous sommes face à une réaction en chaîne, soit il s’est passé autre chose et les survivants réagissent sous l’effet d’une peur panique. Toutes les études confirment que des individus calmes peuvent développer des comportements extrêmement violents lorsqu’ils perdent leurs repères ou l’esprit.
— Vous croyez que c’est le cas ?
— Je me pose des questions. Les analyses nous aideront à y voir plus clair. Enfin j’espère.
Hold sourit d’un sourire sans joie et désigna les baraquements :
— Je crois que le général voudrait bien que vous finissiez votre expertise pour remballer.
— Vous avez raison. Allons voir cette jeune Australienne.