Que doit-on dire à ceux que l’on aime et que l’on voit certainement pour la dernière fois ? Quelles questions, quels aveux ne peuvent pas rester en suspens ? William Greenholm en était là. Il s’avança vers le lit où était allongée sa femme.
— Mary, murmura le vieil homme. Tu dors ?
La frêle silhouette se tourna vers lui.
— Non, je t’attendais. Il faut que je me lève. Je dois préparer le repas.
— Repose-toi encore, on s’en occupera plus tard.
Dans la pénombre du petit appartement reconstitué, Greenholm ne pouvait distinguer que le profil de sa femme. Un nez droit sous un front haut, des cheveux longs épars sur l’oreiller. Il était rare qu’une femme de son âge ait encore des cheveux aussi longs, mais Mary n’y avait jamais renoncé. Dans la faible lumière, elle offrait l’image du clair-obscur d’un tableau du Caravage. Depuis quelques jours, Greenholm la regardait encore plus intensément qu’à son habitude. Il se souvenait de l’avoir dévisagée ainsi, au temps de leurs tout premiers rendez-vous. À l’époque, il avait peur qu’elle le repousse. Cette nuit, il s’attendait à la perdre.
Greenholm s’assit sur le bord du lit et prit la main de Mary. Avec tendresse, leurs doigts se cherchèrent, se frôlèrent et s’enlacèrent.
— Comment te sens-tu ?
— Bien mieux que tout à l’heure.
Greenholm sourit. Dans leur sanctuaire, près d’elle, le puissant industriel n’avait soudain plus rien de sévère. Il jeta un coup d’œil discret à sa montre. Si les dernières prévisions de l’indice étaient justes, il ne restait que deux heures à peine avant le basculement. Moins de deux heures pour parler d’une vie. Moins de deux heures pour dire adieu à la seule personne que l’on ait vraiment aimée. Par où commencer ?
— Je peux te poser une question ? fit-il.
— C’est bien la première fois que tu me demandes la permission, s’amusa Mary en se rapprochant encore de lui.
Greenholm s’efforçait de paraître naturel malgré l’urgence. Il s’obligea aussi à parler au présent.
— Est-ce que tu es heureuse avec moi ?
Mary se redressa, leurs mains se séparèrent :
— Que t’arrive-t-il ce soir ? Tu as des soucis ?
— Tu n’as pas répondu.
— Mais bien sûr que je suis heureuse avec toi. Regarde cet appartement, on y est bien. On est chez nous. Crois-moi, je suis pressée que cette bronchite guérisse.
Elle regarda autour d’elle et ajouta :
— Il faudra changer les rideaux. On doit le faire avant que tu prennes ton nouveau poste. Je ne veux pas avoir honte si tu dois recevoir ton directeur.
Greenholm soupira. Peut-être avait-il fait une erreur en lui offrant ce lieu du passé. Peut-être ce décor favorisait-il sa régression. Tout à coup, il douta de ses choix. Il était sans doute responsable de tout. En un instant, il plongea dans la plus profonde des dépressions.
— Tu as des soucis au laboratoire ? demanda Mary.
— Non. Tout va bien. Ne t’inquiète pas.
— Alors pourquoi es-tu aussi bizarre ? Tu ne me caches pas de mauvaises nouvelles, au moins ?
— Non, vraiment. C’est juste que je me pose des questions.
— À quel sujet ?
— À propos de la vie que je te fais mener.
— Tu sais, William, je suis bien avec toi. Lorsque je parle avec Harriet ou Darcie, je m’aperçois qu’elles s’ennuient. Harriet m’a même confié qu’en quelques mois, Robert était devenu la copie conforme de son père ! Moi, je ne trouve jamais le temps long. Et je vais te dire autre chose : si tu ne m’avais pas demandée en mariage, je crois que c’est moi qui l’aurais fait. Quand tu m’as invitée dans ce restaurant français, j’ai d’abord cru que tu voulais seulement m’impressionner. En plus, contrairement à l’usage, tu m’as posé la question au début du repas ! Imagine, si je t’avais dit non, l’ambiance qu’il y aurait eue pendant tout notre rendez-vous ! Mais tu n’as jamais su prendre le temps.
— Je n’aime pas en perdre, c’est différent.
Greenholm fit une pause.
— C’est vrai, tu m’aurais demandé en mariage ?
— Tu es bel homme, tu travailles dur et l’argent de tes parents ne t’a pas coupé le goût d’entreprendre. Et en plus, tu me fais rire ! Seule une écervelée laisserait passer une occasion pareille.
— Je suis donc une bonne occasion.
— Gros bêta ! Ce n’est pas ça du tout et tu le sais bien. Nous faisons notre route ensemble et même si parfois mes idées se mélangent, je vois tout ce que tu fais et je sais que tu es un homme bien.
— J’ai l’impression de toujours tout décider. Parfois, j’aurais dû te laisser choisir.
— Pourquoi dis-tu cela ? Si je ne suis pas d’accord, je te le dis. Regarde la semaine dernière au sujet de l’achat de la voiture. C’est un peu trop risqué, nous n’avons pas encore les moyens.
Greenholm la regarda. Elle jouait avec ses doigts, insouciante, inconsciente. Il songea qu’il ne l’entendrait plus jamais jouer du piano. Cette pensée le rendit encore plus triste. Il lui prit la main. L’index de Mary caressa le creux de sa paume. C’était un geste qu’elle faisait depuis toujours lorsqu’ils parlaient avant de s’endormir. Un rituel dont lui n’avait jamais fait une habitude. Sentir encore une fois l’extrémité de ses doigts fins courir sur ses mains comme les brins d’herbe avec lesquels il jouait lorsqu’il était enfant. Que cela ne s’arrête jamais. Il ferma les yeux.
— Mary, sans toi je n’aurais rien réussi. Tout ce que j’ai fait, je l’ai fait pour toi, pour nous. Il n’y a qu’avec toi que je suis heureux. Je veux que tu le saches.
— Je le sais, William. Je sais qui tu es. Chaque jour, je te regarde vivre.
Il se pencha vers elle et l’embrassa sur le front. Il y avait plus de cinquante ans qu’il n’avait pas pleuré. Il la prit dans ses bras. C’était sa dernière chance de la sentir encore.
— William…
— Oui ?
— N’oublie pas notre enfant.