Assis en salle de consultation, Kinross observait Michael, le plus prometteur de ses internes, en train de faire passer un test de premier niveau. Le jeune homme portait une blouse parfaitement repassée et s’appliquait à parler en articulant. Face à lui, un homme détendu au visage flétri était assis entre sa femme et sa fille. À l’évidence, il ne savait absolument pas pourquoi il se trouvait là. Un jeu, peut-être.
— Monsieur Gilligan, je vais maintenant vous demander de me dessiner les aiguilles d’une montre correspondant à différentes heures.
Les deux accompagnantes se consultèrent du regard, espérant que Willard se sortirait mieux de cette épreuve apparemment facile que de celle des listes de mots.
L’interne présenta une feuille sur laquelle était tracé le cadran vierge d’une pendule. Il fit ensuite glisser un crayon vers son patient.
— Monsieur Gilligan, dessinez-moi cette pendule lorsqu’il est 10 h 20.
L’homme prit le crayon d’un geste volontaire. Il appliqua la mine sur la feuille et sembla soudain hésiter.
— 10 heures combien ?
— 10 h 20, monsieur Gilligan. Prenez votre temps.
Après quelques instants, son épouse commença à blêmir. L’homme releva les yeux et sourit à l’interne.
— Qu’est-ce que vous m’avez demandé ?
— Dessinez-moi les aiguilles lorsqu’il est 10 h 20. Ici, monsieur Gilligan.
— D’accord.
L’homme prit son temps et traça fièrement deux traits horizontaux dont aucun ne passait par le centre de la montre.
Sa fille ferma les yeux et essaya de contenir ses larmes. Scott avait vécu cette scène des centaines de fois. Des gens complètement normaux en apparence, qui avaient commencé par oublier quelques rendez-vous, un ou deux anniversaires, leur chemin, des médicaments ou des courses, et dans l’esprit desquels on découvrait soudain une brèche béante jusque-là insoupçonnée.
Il jugea que Michael s’en sortait suffisamment bien pour le laisser terminer la consultation seul. Il lui glissa à voix basse :
— C’est parfait. Poursuivez sur ce rythme.
Il contourna le bureau et sortit en déclarant d’une voix posée :
— Ne vous inquiétez pas, monsieur Gilligan. Je vous laisse finir le test et on se revoit tout à l’heure.
Il quitta la pièce pour rejoindre son bureau mais eut la surprise de voir Hold arriver vers lui.
— David ?
— Je souhaitais vous parler, je ne vous dérange pas ?
— Bien sûr que non. Comment va Jenni ? demanda Kinross en l’entraînant à l’écart du passage.
— Elle se repose chez elle, répondit Hold. Nous avons récupéré ses dossiers, ses fichiers et rassemblé les copies. Il nous a fallu une bonne partie de la nuit pour finir. Mais tout est en sécurité à présent.
— J’ai moi aussi commencé à tout réunir. Je ne sais pas si ce luxe de précautions est nécessaire…
Hold le coupa :
— Docteur, c’est vous qui avez vu le corps de Falsing. La thèse de l’accident n’est pas la plus probable. Alors, en attendant de savoir qui vous menace, je crois plus prudent de protéger vos vies et vos travaux.
— Soit. Mais vous vouliez me parler, je crois…
Hold opina et demanda sur un ton plus grave :
— Vous connaissez bien mademoiselle Cooper ?
— Nous sommes assez proches. Pourquoi cette question ?
— Vous savez si elle voit quelqu’un ?
La question déstabilisa Kinross. Peut-être parce que cette éventualité lui semblait hors de propos, plus sûrement parce que l’idée que Jenni puisse avoir une liaison sans l’en avertir remettait en cause l’idée qu’il se faisait de leur relation.
— Qu’est-ce qui vous fait penser une chose pareille ?
— Certains indices. Il semble qu’elle effectue des visites régulièrement, sans préciser ce dont il s’agit sur son agenda.
Scott haussa les sourcils.
— Vous surveillez Jenni, monsieur Hold ?
— Je fais mon travail. Pour protéger, il faut connaître.
La réponse ne contenta pas complètement le docteur qui répliqua, cassant :
— Reprenez donc l’agenda de Jenni et vous vous apercevrez que ses « visites » ont toujours lieu aux alentours du 22 de chaque mois. Si vous la suivez, vous vous rendrez compte qu’elle fait toujours la même chose : elle quitte son labo, va acheter des fleurs sur Melton Road, un bouquet rond, des couleurs vives, ensuite elle roule vers le sud-est jusqu’à Lanark Road. Là, elle s’engage sur la bretelle qui rejoint le circulaire et elle se gare juste avant le rond-point, sur l’emplacement réservé à la police. À pied, elle longe la voie rapide jusqu’en sortie de courbe, et là, elle attache son bouquet sur le réverbère qui a coûté la vie à son frère.
Kinross ajouta méthodiquement :
— Elle reste sur place quelques instants. Parfois, elle pleure. Elle fait cela depuis qu’Aden s’est tué à moto. Une seule fois, elle m’en a parlé, mais elle n’a jamais accepté d’être accompagnée.
Hold mit quelques instants à demander :
— Vous surveillez Jenni, monsieur Kinross ?
Scott ne répondit pas à la question. Il déclara :
— Jenni ne voit personne en douce. Et laissez-moi vous dire que c’est la fille la plus intègre et la plus loyale qu’il m’ait été donné de rencontrer.
— C’est noté.
— En parlant de la protection de nos travaux, où en êtes-vous du dépôt des brevets ?
— M. Greenholm a passé beaucoup de temps au téléphone. La plupart de ses contacts sont à la retraite, mais j’ai cru comprendre qu’il a réussi à obtenir le nom d’un excellent conseiller industriel. Je n’en sais pas davantage. Il reste le plus possible auprès de Mary. Ce soir, si vous êtes toujours d’accord pour tenir compagnie à Jenni, j’aimerais rentrer à Glenbield pour être près de lui et de sa femme. La nuit risque d’être rude.