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Au sifflement, l’attelage démarra en trombe. Jenni était allongée dans le traîneau, chaudement emmitouflée sous d’épaisses couvertures. Juste derrière elle, debout sur les patins, le musher dirigeait les sept chiens. L’air était sec et piquant, le ciel d’un bleu absolu. L’attelage filait sur le lac gelé couvert d’une épaisse couche de neige fraîche. On n’y distinguait aucune trace hormis celles des cerfs et biches passés durant la nuit. Seuls le sifflement du vent et les jappements des chiens venaient troubler le silence cotonneux de l’immensité.

Il avait fallu la suggestion de Brestlow et toute la persuasion de Tracy pour que la jeune femme accepte de prendre un peu de bon temps. Elle se demandait comment, étant donné la gravité de ce qui l’amenait, elle pouvait se retrouver à faire du tourisme. Les chiens étaient avides de courir et sautaient dans la neige, happant çà et là de pleines bouchées de flocons immaculés. Le long traîneau était confortable, et malgré ses réticences, Jenni n’avait rien d’autre à faire qu’admirer le décor. Cette nuit, pour la première fois depuis des mois, elle avait bien dormi. Aucun cauchemar. Le luxe du domaine et le charme de Clifford Brestlow apaisaient ses angoisses chroniques. Ici, même en parlant d’une maladie aussi destructrice, elle parvenait à croire à un avenir. Arrivée depuis moins de quarante-huit heures, elle avait pourtant la sensation d’être partie depuis des semaines. Ce soir, elle appellerait Scott, juste après sa deuxième séance de travail avec Brestlow.

— Voulez-vous que nous allions jusqu’à la cascade gelée ? lui proposa le musher.

— C’est vous qui voyez. Ce n’est pas moi que ça fatigue !

L’homme hurla un ordre bref et les chiens bifurquèrent vers la droite. Dans leur sillage, le traîneau amorça une courbe douce. En regardant le tapis de neige défiler autour d’elle, Jenni avait la sensation de voler. Les chiens aboyaient, s’excitant les uns les autres.

Au-delà d’un promontoire boisé, le lac s’étendait au pied d’un large cirque.

— Sommes-nous encore sur les terres de M. Brestlow ? demanda Jenni.

— Il faudrait faire plus de vingt kilomètres pour en sortir. Le domaine s’étend sur des milliers d’hectares. M. Brestlow aime la tranquillité. Il a fait de sa propriété une réserve naturelle.

— C’est décidément un homme étonnant.

— Par bien des aspects, oui.

— Fait-il du traîneau lui aussi ?

— Je ne crois pas. En tout cas, je n’ai jamais eu l’honneur de le conduire. Les attelages sont au service de ses invités.

— Il reçoit souvent ?

— Cela dépend. La dernière fois, c’était il y a deux semaines. Un Russe.

Plus loin devant eux, à flanc de roc, Jenni aperçut une immense chute glacée. Les flots étaient figés, étincelants au soleil.

— C’est superbe !

— Nous allons passer dessous. De fin mars à octobre, les rivières de la montagne dévalent les trois cents mètres de la falaise et alimentent le lac. Au dégel, les colonnes de glace s’effondrent les unes après les autres, pendant des jours. On entend les ruptures à des kilomètres à la ronde.

L’attelage décrivit une large boucle et piqua vers les chutes en suivant le bord du lac gelé. Sans ralentir, les chiens s’engagèrent sous les arches de glace dans un spectaculaire tunnel bleuté. Des milliers de pointes attendaient le printemps pour reprendre leur course. Jenni était émerveillée. Sous la cascade, la lumière paraissait irréelle. L’écho amplifiait les jappements des chiens. Lorsque le traîneau déboucha à l’autre extrémité, Jenni éprouva la sensation d’entrer dans un autre monde. Elle qui avait grandi en Écosse avait toujours connu l’immensité de la nature, mais pas dans de pareilles dimensions. Ici, elle se sentait comme chez elle, mais en plus grand. Elle remonta sa couverture et s’abandonna à ce moment de bonheur.

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