Le décalage horaire avait beau être supportable — neuf heures de moins — Kinross était dans un piteux état. Après le vol jusqu’à Moscou, la liaison entre la capitale russe et Iakoutsk lui paraissait interminable. L’avion était rustique, bruyant et les nombreux trous d’air lui soulevaient le cœur. Les bagages étaient empilés en vrac sur les sièges vacants et il n’y avait aucune hôtesse en cabine. Étrangement, l’avion, loin d’être plein, transportait uniquement des hommes qui, à en juger par leur allure, n’étaient pas du genre à faire du tourisme.
Assis juste à côté de Scott sur un fauteuil encore plus défoncé, David regardait fixement devant lui. Kinross s’était parfois assoupi, surtout pendant le premier vol, mais chaque fois qu’il avait émergé, il avait toujours découvert David parfaitement réveillé.
— Vous ne dormez jamais ? demanda soudain le médecin.
David tourna la tête. Il dominait Scott. Pour le docteur, ce type avait tout d’un Terminator et pourtant, son regard dégageait quelque chose d’incroyablement doux.
— Bien sûr que je dors, mais pas quand vous me regardez.
Scott jeta un œil par le hublot pour se laisser le temps de digérer la réponse. Une fois encore, il s’était fait renvoyer dans les cordes.
— Écoutez, David. Je crois que nous sommes partis du mauvais pied. Puisque nous allons collaborer, nous devrions peut-être trouver un autre moyen de communiquer.
— Vous arrêteriez de me poser des questions idiotes et j’arrêterais de les tourner en dérision ?
— C’est ça.
L’homme tendit la main au médecin :
— Bonjour, docteur, je m’appelle David Hold.
Un peu décontenancé, Scott saisit la main et la serra. Le contact était franc, puissant.
— Bonjour, monsieur Hold. Je suis le docteur Kinross.
— Je le sais déjà.
Scott sourit, penaud :
— Vous aviez promis de ne plus me ridiculiser.
David lui fit un clin d’œil. Scott ajouta :
— Vous me prenez pour un pauvre type, c’est ça ?
— Non, docteur. Je vous rappelle que c’est moi qui ai attiré l’attention de M. Greenholm sur vos travaux. Je suis certain que vous êtes un neurologue brillant et j’aime assez votre approche de la recherche…
— Mais ? Parce qu’il y a un mais, n’est-ce pas ?
— … Comme la plupart des vrais spécialistes, en dehors de votre domaine de compétence, vous êtes un peu… inadapté. J’espère que vous pardonnerez ma franchise.
L’avion décrocha et Scott se cramponna violemment à l’accoudoir, qui faillit lui rester dans la main. Hold n’avait pas bronché.
— Je saisis parfaitement ce que vous voulez dire, avoua Kinross. Et vous, quel est votre domaine de compétence ?
— Je protège. Les médecins sont là pour réparer les catastrophes. Je suis là pour empêcher qu’elles arrivent.
— Vous connaissez Greenholm depuis longtemps ?
— Je suis son bras droit depuis huit ans.
— Vous n’êtes pas son garde du corps ?
— Pas seulement.
Les rares haut-parleurs encore en état de marche grésillèrent et une annonce en russe résonna dans la cabine.
— Nous allons nous poser d’ici quelques minutes, précisa David.
— Vous parlez russe ?
— Non, mais je sais lire l’heure. On est censés arriver dans dix minutes et les autres ramassent déjà leurs bagages.
— On avait dit plus de vannes…
Lorsque l’avion s’immobilisa en bout de piste, Scott lâcha l’accoudoir qui cette fois, se décrocha complètement et tomba par terre. Hold fit celui qui n’avait rien vu. En sortant de la carlingue, Kinross resta un instant au sommet de l’escalier métallique pour contempler la vue, mais le vent réfrigérant l’empêcha de s’éterniser. Iakoutsk n’était pas un aéroport comme ceux que le médecin avait eu l’occasion de fréquenter. Un terrain perdu entre des collines battues par les bourrasques, une piste fissurée. Les passagers partaient en ordre dispersé vers les seuls bâtiments visibles qui se trouvaient assez loin.
Un véhicule militaire frappé du drapeau russe remontait vers l’avion. Le chauffeur stoppa et laissa le moteur tourner. Un homme en treillis de combat en descendit et se dirigea vers Kinross.
— Bonjour, docteur. Je suis le général Drachenko. Merci d’être venu.
Les deux hommes se saluèrent et Scott présenta David.
— M. Hold est avec moi.
— Venez, l’hélico nous attend, je vous expliquerai en chemin.
Le général désigna les blousons de Kinross et Hold.
— Vous n’avez que ça comme vêtements chauds ?
Les deux hommes échangèrent un regard. Le militaire balaya le problème d’un geste :
— Aucune importance. On vous trouvera ce qu’il faut.
Les trois hommes montèrent dans le véhicule, et le chauffeur démarra brutalement. Le général commença :
— Je ne connais pas bien votre cursus, docteur Kinross, mais ce que vous allez voir est assez spécial. J’ai déjà vu des trucs étranges, mais celui-là bat tous les records. C’est bien un massacre qui s’est déroulé là-bas, mais rien à voir avec une opération militaire, une attaque de l’Organizatsiya ou même les pires exactions des bandes ethniques qui peuvent sévir en Afrique. Non, vraiment rien. Tous les indices portent à croire que ce sont les employés de la mine eux-mêmes qui se sont entretués.
— Vous voyez un mobile ?
— Non, et c’est notre premier problème. Aucune logique d’engrenage violent ne se dessine, rien n’obéit à un schéma classique. Nous n’avons aucune idée de ce qui a pu déclencher cette tuerie. Tous les relevés de communications et les courriers privés sont normaux. Aucun ne fait état d’un problème et au dernier ravitaillement, le pilote avait même entendu parler d’une fête qui se préparait. L’ambiance était excellente. Et puis tout a dégénéré. Nous avons d’abord songé à un élément extérieur, et comme je vous l’ai dit au téléphone, nous n’avons écarté aucune hypothèse, mais en étudiant la scène de crime, il semble que la cause soit intérieure. Peut-être même quelque part dans leur tête…
L’homme se tapa le crâne avec l’index. La voiture s’arrêta sans douceur près d’un gros hélico Mi-8 aménagé en transport de troupes. Les pales tournaient déjà. L’un des militaires de l’équipage aida les trois hommes à embarquer et leur remit des casques. Le confort de cet engin-là n’avait rien à voir avec celui de Greenholm. Le général indiqua à Kinross comment ajuster son équipement.
— Désolé pour les conditions de transport un peu spartiates, mais c’est le plus rapide.
Les voix parvenaient déformées par l’appareillage électronique.
— Où allons-nous ? interrogea le docteur.
— Trois cent soixante-dix kilomètres au nord-est, dans la chaîne des monts de Verkhoïansk. Ça va secouer un peu mais le pilote est bon. Quand on vole par là-bas, on croit souvent qu’on va mourir, mais on survit.
Lorsque l’hélicoptère décolla, toute sa structure passa par différentes phases vibratoires, de haut en bas, comme un chien qui s’ébroue. Pour ne pas y penser, Scott essaya de se concentrer sur ce qu’il aurait à faire une fois arrivé. Il se carra le moins inconfortablement possible dans son siège et demanda :
— Parlez-moi de la mine, général.
— Une ancienne exploitation de molybdène, très importante autrefois mais abandonnée voilà vingt ans pour des raisons de rentabilité. Elle n’a été rouverte qu’il y a deux ans. Des géologues ont trouvé là-bas des traces prometteuses de rhénium. Ne me demandez pas ce que l’on en fait précisément, on l’utilise dans la physique des hautes pressions ou quelque chose de ce genre, mais c’est un métal stratégique qui vaut une fortune dans les industries de très haute technologie. Du coup, la mine s’est remise à fonctionner. Avec les nouveaux équipements de forage, plus besoin d’autant de monde qu’autrefois. Ils ont installé une unité de traitement qui isole le rhénium sur place. Voilà deux semaines, ils ont même mis en place un système ultramoderne de détection souterraine pour trouver plus de métal. À ce que l’on m’a dit, la mine est aujourd’hui très rentable. Quarante-trois permanents, plus deux ou trois temporaires suivant le travail.
— Quel est le profil des gens qui travaillent là-bas ?
— Surtout des hommes, quarante-deux sur quarante-six, entre 25 et 50 ans.
— Le degré d’isolement ?
— Très élevé. L’hiver encore plus. Tous les quinze jours, un hélico navette passe prendre le rhénium extrait et dépose les provisions.
— Qui a donné l’alerte ?
— On l’ignore. La radio et tous les systèmes de communication ont été sabotés. Mais quelqu’un a déclenché la balise d’alerte de la mine.
— Vous ne savez pas qui ?
— Non, les survivants sont dans un tel état de dégradation mentale qu’il nous paraît difficile de croire que l’un d’eux ait eu encore suffisamment d’esprit pour le faire. Peut-être que c’est l’une des victimes ou cette fille, une Australienne qui était là en stage, mais difficile d’en être certains. Sans avoir l’air aussi dingue que les autres, elle est en état de choc et refuse de prononcer le moindre mot.
Hold s’adressa au général :
— Sur combien de temps s’est déroulé le massacre ?
— Nos légistes estiment qu’entre la première mort et notre intervention, il s’est écoulé environ cinq jours.
— Les victimes ont-elles toutes été tuées de la même façon ?
— Bonne question, monsieur Hold, et c’est notre deuxième problème. Nous avons d’abord cru que seul un membre de l’équipe ou deux avaient fait preuve de folie meurtrière, mais ce n’est pas le cas. Pour les trente-trois tués, on sait avec certitude qu’il y a eu au moins vingt-huit assassins. La plupart se sont eux-mêmes fait tuer ensuite. Aucun n’a cherché à maquiller ses empreintes ou sa responsabilité. Toutes les victimes ont été éliminées par strangulation, à coups d’objets contondants ou autres. Des méthodes aussi basiques que barbares.
— Il n’y avait pas d’armes sur l’exploitation minière ? demanda Kinross.
— Si, docteur. On peut même parler d’un joli petit arsenal. Mais curieusement, personne ne s’en est servi. Malgré les dégâts et les traces de lutte, il n’y a eu qu’une dizaine de tirs, certainement défensifs, dont un seul a touché sa cible.
L’hélico fut secoué violemment. Kinross s’aperçut qu’il n’y avait pas d’accoudoirs. L’engin volait au-dessus de paysages de plus en plus désolés. Vers l’est, le docteur distingua les premiers contreforts des reliefs d’altitude. Il avala sa salive.
Le général lui frappa la cuisse en riant :
— Ne vous inquiétez pas, docteur ! Vous allez crever de froid, vous allez mal manger, vous allez voir une scène de crime que même les pires séries américaines n’oseraient pas imaginer, mais vous ne risquez rien dans cet hélico. Bienvenue en Sibérie !