28

— Docteur Kinross ?

— Oui, Nancy.

— Un appel d’un certain M. Hold, il dit que c’est important.

— Passez-le-moi à mon bureau, s’il vous plaît.

Scott pressa le pas et s’enferma. À la première sonnerie, il décrocha :

— Bonjour David, je n’osais pas vous déranger, mais j’attendais votre coup de fil. Où en est Mary ?

— Bonjour, docteur. Je vous appelle pour vous annoncer le décès de Mary Greenholm.

Kinross resta sans voix. Hold ajouta :

— Elle s’est éteinte cette nuit, dans son sommeil. M. Greenholm l’a trouvée tôt ce matin.

Le docteur ne savait que répondre. Hold poursuivit :

— Les obsèques auront lieu demain, sur la propriété. Je sais que M. Greenholm serait touché que vous et Mlle Cooper soyez présents.

— Si vite ?

— Il n’y a aucune raison d’attendre.

— Mais que s’est-il passé ? A-t-elle basculé ? Comment va M. Greenholm ?

— Je vous l’ai dit, ce matin, il l’a découverte sans vie. Le docteur Meresford, médecin de famille et voisin, a signé le permis d’inhumer. Je ne sais rien d’autre.

Kinross n’en revenait pas. Contrairement à l’habitude, le basculement pouvait-il avoir entraîné la mort ?

— Vous dites que M. Greenholm l’a découverte. Il n’était pas avec elle ?

— Ils ont passé la soirée ensemble, ils ont parlé. C’est ce qu’il m’a dit. Pour le reste, je n’étais pas avec eux et vu l’état dans lequel est M. Greenholm ce matin, je ne lui ai pas posé de question. Vous serez là demain ?

Kinross avait du mal à réfléchir. Il réagit soudain :

— Oui, bien sûr. Dites à M. Greenholm que nous sommes sincèrement désolés pour lui et que nous serons présents aux obsèques.

— Je vais transmettre. L’hélico passera vous prendre à 9 heures.


Dans la zone sécurisée, le ballet des soins se déroulait comme chaque matin. Certaines portes de chambres restaient même ouvertes pendant cette période. Les deux infirmiers du secteur, spécialement formés, assistaient leurs collègues de l’étage pour les toilettes, la distribution de médicaments ou les prélèvements. Lauren s’était arrangée pour s’occuper du jeune Américain. L’attention que portait la jeune femme à ce patient n’avait échappé à personne. Lauren n’avait jamais eu ce genre de comportement auparavant mais en l’occurrence, ses collègues souriaient en se disant qu’elle était accro.

Tyrone Lewis occupait en effet toutes ses pensées. Il la bouleversait ; elle se posait à son sujet toutes sortes de questions. Elle imaginait sa vie. Ils ne s’étaient pourtant jamais parlé. Elle ne l’avait même jamais vu éveillé. Chaque matin, elle le trouvait sur son lit, assommé de médicaments. Elle demandait toujours de ses nouvelles à tout le monde, espérant obtenir plus d’informations. Dès qu’elle prenait son service, elle s’inquiétait de savoir si le diagnostic était connu. Elle avait aussi cherché à savoir s’il allait guérir et quand il devait repartir. Ensuite, elle nettoyait ses plaies, au visage, à l’épaule.

Comme tous les matins, elle entra dans le secteur fermé en poussant son chariot de soins.

— Bonjour, Todd ! lança-t-elle à l’infirmier. Tu veux bien déverrouiller la 6 ?

— Salut, Lauren ! Te voilà bien jolie aujourd’hui.

De son local de permanence vitré, Todd appuya sur le bouton du panneau de contrôle. Suivant la procédure, il accompagna ensuite la jeune femme et ouvrit lui-même la porte de la chambre pour s’assurer qu’il n’y avait aucun problème. La pièce était petite, avec des murs clairs sans aucune aspérité. Une bouche de filtration d’air hors d’atteinte, un lit aux armatures gainées de rembourrage. Pas de drap.

— On dirait vraiment une prison, commenta Lauren.

— Même avec rien, ils arrivent à faire des conneries. Regarde le vieux de la 10, il a réussi à arracher les plinthes et à bouffer son matelas…

Tyrone Lewis était allongé dans une position inconfortable, les poignets retenus par deux sangles.

— Vous l’avez encore drogué, constata Lauren.

— Tant qu’on n’a pas les résultats de ses analyses, le docteur ne veut prendre aucun risque.

Lauren soupira. Elle commença à sortir ses compresses tout en observant le jeune homme. L’hématome de sa mâchoire évoluait bien.

— Tu nous appelles si tu as besoin, fit l’infirmier en la laissant.

— Pas de problème, merci.

Prenant son temps, elle prépara le dissolvant pour changer le pansement que Lewis portait à l’arcade sourcilière. Elle se pencha sur lui, repoussa ses cheveux d’un geste doux et appliqua le produit. Le front du jeune homme était chaud, sa barbe avait poussé. Tout à coup, il ouvrit les yeux. Lauren recula, comme surprise par quelqu’un qui se serait glissé entre elle et lui. Il la regardait fixement.

— Bonjour, fit-elle, un peu gênée.

Il avait des yeux verts, un regard intense. Il esquissa un geste de la main mais la sangle le retint. Son visage s’assombrit.

— Je n’ai pas le droit de vous détacher, fit Lauren, désolée. Pas encore.

Elle hésita puis revint vers lui pour continuer les soins. Lorsqu’elle s’approcha, il eut un mouvement de recul.

— N’ayez pas peur, vous êtes à l’hôpital. On vous soigne.

Elle lui sourit. Avec son regard dur, elle le trouvait encore plus impressionnant. Pour la première fois, elle le voyait bouger par lui-même. Bien qu’elle ne s’en occupe que depuis quelques jours, Lauren s’était habituée à le toucher lorsqu’il était endormi. Maintenant qu’il était éveillé, quelque chose avait changé. Elle n’osait plus, plus de la même façon. Lewis tira sur ses sangles en grognant. Lauren tendit la main vers son pansement. Il la passait en revue des pieds à la tête, en détail, sans aucune gêne. Il observait son sourire, ses cheveux, sa bouche, son décolleté. Lauren sentait le trouble monter en elle.

— Vous ne dites rien, plaisanta-t-elle pour meubler le silence qui ajoutait à son embarras. Vous avez avalé votre langue ? Dites-moi comment vous vous sentez.

Le jeune homme tenta de lui saisir la main, mais ses entraves le bloquèrent à nouveau. Il montra des signes d’énervement.

— Je ne peux pas vous les retirer. Je ne suis qu’une infirmière.

Lewis regardait Lauren comme personne ne l’avait jamais fait. En général, les garçons la trouvaient à leur goût, mais cette fois, c’était différent. Dans ce regard-là, il y avait quelque chose de tellement puissant, d’évident… Si Lauren avait osé, elle se serait avoué qu’elle éprouvait autant de désir qu’elle en ressentait de la part du jeune homme. Sa main chercha à nouveau à la toucher. Elle regarda la sangle :

— Je veux bien vous détacher pour quelques instants, mais il faut me promettre de ne pas faire de bêtises…

Il ne répondit pas. Il la regardait toujours. Elle desserra la boucle de sécurité puis fit rouler les lanières de serrage qui retenaient son poignet. Il se redressa. Sa main à peine libérée, il attrapa la sienne et l’attira contre lui. Il remonta le long de son bras, lui caressa le cou, la gorge, avant de redescendre vers sa poitrine.

Sans réfléchir, Lauren défit la seconde entrave. Elle avait chaud, son cœur battait vite. Il se leva. Il la dominait. Elle sentait son souffle. Personne ne l’avait jamais touchée ainsi. Elle ne contrôlait plus rien. Le jeune homme la serra dans ses bras. Lauren était prête à tout.


— Toi aussi, tu trouves ça bizarre ? fit Scott à Jenni.

— Mourir au moment où on bascule, d’un point de vue statistique, ce n’est pas impossible, mais c’est quand même étrange. À quoi songes-tu ?

— Il n’a peut-être pas supporté l’idée de la voir ainsi pour le reste de ses jours et il a décidé d’en finir.

— Il l’aurait tuée ? Tu délires !

— J’en aurais eu le cœur net si j’avais moi-même signé le certificat de décès. Pourquoi ne m’a-t-il pas appelé ?

— Franchement, Scott, d’habitude, c’est moi qui échafaude des théories paranoïaques, mais là… Je ne vois pas du tout Greenholm faire ce genre de choses. Ça ne lui ressemble pas.

— Et se faire passer pour un malade, histoire de forcer ma porte, ça lui ressemble ?

Un voyant rouge se mit à clignoter en bipant au tableau à gauche de la porte. Scott se leva d’un bond.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Jenni.

— L’alarme de la zone sécurisée.

Il sortit de son bureau en courant.


Dans le couloir régnait la plus grande confusion. Entre les proches des patients qui s’inquiétaient et le personnel désemparé, Scott eut toutes les peines du monde à atteindre la section des cas les plus graves.

Il frappa dans ses mains comme un maître d’école :

— Allez ! S’il vous plaît, libérez le passage. Ne restez pas ici. Nancy, réglez-moi ça.

— Il y a eu un coup de feu, docteur.

Scott pâlit. Lorsque les portes de la zone sécurisée s’ouvrirent, il découvrit Lauren assise par terre dans le couloir, en pleurs. Sa blouse était déchirée et son front saignait. Todd se tenait debout près du bureau de surveillance, l’arme d’urgence à la main. Un bras inerte dépassait de la chambre 6.

— Bon sang, que s’est-il passé ? s’exclama-t-il en se précipitant vers la chambre de Lewis.

Il s’arrêta net sur le seuil. Le second infirmier était étendu sur le lit, le torse replié vers l’arrière, la colonne vertébrale brisée. Au sol, le jeune Tyrone gémissait.

D’une voix tremblante, Todd déclara :

— Pete est allé voir si tout roulait. J’ai entendu des cris. Quand je suis arrivé, le gamin se battait avec Pete et Lauren hurlait. Le temps que j’aille chercher l’arme de sécurité, il avait fracassé Pete contre le mur.

Méfiant, Kinross contourna Lewis qui râlait en rampant. Jenni passa la tête par le chambranle et mit ses mains sur sa bouche pour s’empêcher de crier. Kinross réagit aussitôt :

— Jenni, va me chercher Nancy et Doug. Vite !

Puis il s’agenouilla auprès de l’infirmière.

— Lauren, regardez-moi.

Il étudia le visage de la jeune femme. Une simple entaille au cuir chevelu. Elle tremblait. Scott la prit dans ses bras, mais elle se mit aussitôt à hurler. Kinross eut soudain l’impression d’être revenu en Sibérie, face à Eileen.

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