En quelques jours, Kinross avait perdu la totalité de ses repères. Il se retrouvait sans Jenni, face aux résultats pour le moins déstabilisants de ses patients, confronté à l’extrapolation de l’indice qui se révélait chaque jour plus alarmante, sans parler des menaces qui pesaient sur lui. Quand il ne s’inquiétait pas pour sa propre sécurité, son esprit tournait à plein régime sur la maladie. Il essayait de lier tous les diagnostics, tous les cas dans un tout cohérent, mais chaque fois, l’étendue des symptômes et les innombrables facteurs déclenchants sans doute impliqués l’en empêchaient. Empilant les arguments avec soin, analysant les raisonnements sans compromis, il était comme le bâtisseur d’un château de cartes, qui à force d’en rajouter voyait sa construction lui échapper et s’effondrer. Sa seule lueur d’espoir reposait sur la promesse d’une prochaine collaboration avec d’autres unités, la mise en commun des savoirs. Épaulé par d’autres spécialistes, éclairé par d’autres avis, Scott se sentait capable d’avancer vite — c’était nécessaire. La progression de la maladie sonnait comme un compte à rebours et il fallait qu’il soit menacé de mort pour l’oublier même quelques instants.
Scott était dans un tel état qu’il avait tenté ce qu’il s’était juré de ne jamais faire : reprendre contact avec Diane. En essayant de la joindre à son domicile, il n’avait trouvé que le répondeur et lorsqu’il avait osé téléphoner à son travail, Cindy, la collègue de son ex, lui avait appris que celle-ci était partie pour trois semaines en Asie avec son nouveau compagnon. Pour obtenir cette information qui lui avait fait l’effet d’un coup de poignard, Scott avait dû subir Cindy lui racontant tout ce qu’elle avait changé dans son appartement où il n’était jamais allé. En raccrochant, Scott prit conscience qu’au moment où il avait appris qu’il était remplacé, il en avait oublié qu’une organisation criminelle essayait de le tuer et que l’humanité était menacée. Finalement, Diane l’avait un peu aidé.
Assis dans son bureau, Scott déprimait en songeant au chaos qu’était devenue sa vie. Par crainte d’un tireur embusqué, il gardait les stores de son bureau constamment baissés, avec pour effet une lumière verdâtre capable de déprimer un bouffon. Quelqu’un frappa à sa porte. Scott fut aussitôt saisi d’un accès de panique. Il n’avait pas fermé à clé. Il se leva d’un bond et se décala contre sa bibliothèque :
— Entrez.
Nancy passa la tête. Étonnée de ne pas trouver Kinross à son bureau, elle pénétra dans la pièce et sursauta en découvrant le neurologue en embuscade.
— Docteur ? Ça va ?
— Si vous le permettez, je ne vais pas répondre à cette question…
— Vous avez une drôle de tête.
— Ce sont les stores, Nancy. Même vous, avec cette lumière pourrie, vous avez une tête de zombie.
— Pourquoi ne les ouvrez-vous pas ?
— Parce que je n’ai pas envie de me prendre une…
Scott s’interrompit.
— Laissez tomber, lâcha-t-il.
Si elle ne l’avait pas connu depuis si longtemps, Nancy aurait pensé que le docteur Kinross avait bu.
— Docteur, Mlle Cooper a téléphoné ce matin. Votre poste ne répondait pas.
— Qu’est-ce qu’elle a dit ?
— Que tout se passait à merveille et que le dossier avançait.
— « À merveille » ?
— C’est ce qu’elle a dit.
— Merci, Nancy.
— J’ai un autre message pour vous, du docteur McKenzie. Il a cherché à vous joindre sur votre portable mais vous étiez sur messagerie.
— Que voulait-il ?
— Vous dire que M. Greenholm était réveillé et qu’il vous avait demandé.
Du fond du couloir, Scott remarqua immédiatement que la chambre de Greenholm était fermée et que le garde en barrait l’accès. Il s’approcha. Le jeune homme lui sourit de toutes ses dents mais ne bougea pas.
— Je souhaite entrer, s’il vous plaît, fit Scott en désignant la porte.
— Je suis désolé, docteur, mais c’est impossible pour le moment.
— Vous savez que vous n’avez pas le droit de m’interdire l’accès.
— M. Hold m’a prévenu que vous diriez certainement cela, et il m’a dit de vous répondre que vous aviez donné votre accord pour qu’il mette en place une protection rapprochée. Cela m’autorise donc à interdire l’accès à la chambre de M. Greenholm.
Kinross serra les poings. Il était à deux doigts d’exploser. Il expira doucement pour tenter de garder son contrôle. Le garde l’observait sans appréhension.
— M. Hold m’a dit aussi que vous risquiez de vous mettre très en colère.
— Et il vous a dit de me dire quoi ?
— Que vous n’êtes pas le chef de ce service et que le docteur McKenzie est d’accord.
— C’est censé me calmer ?
La porte de la chambre s’ouvrit à cet instant et Hold apparut :
— Docteur Kinross…
Scott pointa un doigt accusateur vers David :
— … C’est la deuxième fois que vous m’empêchez d’aller où je veux dans mon hôpital.
Hold posa la main sur le bras du docteur :
— Je suis désolé, je devais parler avec M. Greenholm. Seul à seul. Certaines choses vous concernent et d’autres non.
Le bras droit de Greenholm entraîna le docteur plus loin dans le couloir.
— M. Greenholm a bien été attaqué. Cinq hommes arrivés en hélico. Ils l’ont forcé à leur remettre tous les documents sur vos travaux ainsi que les contrats.
— Je peux aller lui parler ?
— Bien sûr, je crois qu’il en sera heureux mais, s’il vous plaît, n’abordez ni son agression, ni tout ce qui nous arrive depuis quelques jours. Il faut prendre soin de son moral.
Scott hocha la tête et pénétra dans la chambre. Greenholm réagit aussitôt :
— Docteur ! Je suis heureux de vous revoir. David m’a dit que vous étiez là à mon réveil mais je ne m’en souviens pas.
Le vieil homme ironisa :
— Rappelez-vous, lors de notre première rencontre, j’étais déjà sur un lit. La différence, c’est qu’aujourd’hui je suis vraiment malade.
— Vous revenez de loin.
— Et j’y retournerai sans doute bientôt.
— J’ai vu que le docteur McKenzie vous avait prescrit pas mal d’examens, dont certains avec moi. Il faudra vous ménager au début.
— Je sais, je sais. Comment avancent vos recherches ? Avez-vous de bonnes nouvelles de Jenni ?
— Elle travaille avec M. Brestlow. De mon côté, j’avance avec les patients.
— Il faudra me raconter, n’est-ce pas ?
— Quand vous aurez repris des forces.
Le vieil homme ferma les yeux.
— Ma conversation avec David m’a fatigué, s’excusat-il. Toutes ces questions…
— Je vais vous laisser dormir un peu. Prenez votre temps. Je ne suis pas loin et vous êtes bien gardé.
Scott ne sut même pas si Greenholm l’avait entendu. Hold l’attendait sur le pas de la porte.
— Scott, si vous avez une minute, j’aimerais vous parler de quelque chose.
— C’est important ?
— Peut-être.
Le docteur referma la porte derrière lui et fit un clin d’œil au garde :
— Vous ne laissez entrer personne, c’est compris ?
Le jeune homme lui sourit franchement.
En remontant à l’étage de neurologie, Hold demanda :
— Alors, vous logez où ?
— Cette nuit, j’ai squatté la dernière chambre libre de mon service, mais elle est prise maintenant. Et vous ?
— Votre collègue de réa m’a trouvé une chambre d’interne. Je dors au milieu des drains et des frigos remplis de poches de sang. Une expérience.
— Regardez dans quel état nous sommes. Je deviens une taupe. J’ai peur des fenêtres, je ne sors même plus. Je ne sais pas où on va comme ça, mais je n’aime pas la route…
— J’ai contacté quelques copains qui peuvent peut-être nous donner un coup de main.
— Quel genre de coup de main ?
— Certains sont agents d’organisations gouvernementales, comme on dit. Ils pourront sûrement se renseigner sur ceux qui sont après vous. Ils doivent bien être fichés quelque part.
— Vous avez de drôles de relations…
— Vous préférez qu’on se débrouille tout seuls ? Je peux vous tricoter un gilet pare-balles si vous voulez, j’ai du temps libre en ce moment.
Lorsqu’ils arrivèrent dans le bureau de Kinross, Hold plissa les yeux :
— Cette lumière… fit-il.
— De quoi vouliez-vous me parler ?
— Sans vouloir me mêler de ce qui ne me regarde pas, je crois que vous avez eu un patient américain voilà quelques jours ?
— Pourquoi cette question ?
— Il venait bien d’Alaska ?
— En effet.
— Ce sont des militaires qui vous l’ont envoyé ?
— Effectivement.
— Êtes-vous certain qu’ils vous ont dit toute la vérité sur ce qui est arrivé là-bas ?
— David, pour l’amour du ciel, qu’est-ce que vous avez à dire ?
Hold plongea la main dans sa poche intérieure et en tira une copie d’écran. Kinross lut :
— « Le drame dont vous ne saurez rien. Accident sur un site de recherche près de Gakona, en Alaska. Plusieurs personnes seraient mortes dans des conditions extrêmement violentes sur le site militaire qui développe le très controversé projet HAARP, le High Frequency Active Auroral Research Program. » Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— Loin de tout, les militaires américains travaillent sur les effets des ondes électromagnétiques sur l’ionosphère. Les plus paranoïaques de leurs détracteurs prétendent qu’ils sont en train de mettre au point un nouveau type d’arme, capable d’influencer la météo, les comportements…
— Le patient qu’ils m’ont adressé était étudiant à l’université de Glennallen.
— On parie que c’est dans le même coin ?
Scott contourna son bureau et ouvrit l’armoire métallique d’archives qui était derrière. Il y prit l’enveloppe officielle qu’il avait reçue :
— Tout est là, les photos, les comptes rendus de légistes, les photocopies de documents officiels classés confidentiels.
Hold tendit la main :
— Je peux jeter un œil ?
— Au point où nous en sommes, trahir le secret médical n’a plus beaucoup d’importance…
Hold sortit toutes les pièces du dossier et les étudia :
— Vous avez dit à Jenni que le cas de Tyrone Lewis vous rappelait ceux que nous avons vus en Sibérie.
— Jenni vous a parlé de tout ça ?
— Oui, mais ce n’est pas le problème. Ce qui compte, c’est qu’on vous a sans doute menti sur les circonstances exactes de la tuerie.
— Pourquoi auraient-ils fait ça ?
— Pour masquer les causes. Ils se moquaient très certainement de la santé de Lewis. Par contre, ils étaient sûrement intéressés par ce dont ce garçon a été témoin. À leur place, j’aurais bien aimé que quelqu’un puisse arriver à le remettre en état pour qu’il parle de ce qui a dérapé dans leur base. En vous le confiant, ils pouvaient au moins espérer que votre diagnostic les renseignerait sur les effets de ce qu’il avait subi.
— Vous déduisez vite, mais comment voulez-vous donner du crédit à une page Internet alors que de l’autre côté j’ai un kilo de documents officiels ?
— Cette base existe et les dates de l’accident concordent. L’armée américaine qui gère le site ne dit rien des activités qui y sont menées. Ils travaillent sur les ondes, et pas à petite échelle si l’on en croit la taille des installations. Ce sont des champs d’antennes qui sont implantés là-bas. Ils ont peut-être fait une expérience qui a mal tourné.
— Cela voudrait dire qu’ils m’ont sciemment manipulé ? fit Scott, outré.
— Vous en êtes toujours là ? Vous ne commencez pas à voir comment les choses se passent ? Franchement, docteur, après l’extorsion, les menaces et le poison, je vous trouve encore bien susceptible. Je ne sais pas grand-chose, mais j’ai au moins compris que de notre petite place, on ne voit pas tout.