Jenni frappa encore plus fort à la porte. Un peu gênée, elle sourit aux deux infirmières qui passaient dans le couloir en la regardant de travers. Dès qu’elles se furent éloignées, elle martela à nouveau le battant.
— Scott, ouvre !
La porte finit par s’entrebâiller.
— Tu t’enfermes, maintenant ?
Kinross ne répondit pas. Il recula comme un ours dérangé dans sa tanière. La jeune femme commença par ouvrir les stores, laissant le soleil du petit matin inonder la pièce. Kinross plissa les yeux en grognant, terrassé par l’énergie dont faisait preuve sa partenaire. Dans l’éclat doré de l’aube, elle lui semblait lumineuse, vive — tout ce qu’il n’était pas ce matin.
— Tu étais censée me rejoindre… fit-il.
— Il fallait d’abord que je revérifie certaines données. Et puis je ne t’aurais pas servi à grand-chose. C’est toi le praticien.
Kinross se laissa tomber dans son fauteuil. Jenni s’installa face à lui, sur l’une des chaises habituellement réservées aux patients.
— Que tu revérifies quoi ? demanda-t-il. La patiente du 14 a bel et bien basculé comme tu l’avais annoncé. Rien ne laissait présager une dégradation aussi rapide. J’ai revérifié les taux de tyrosine et de cortisol. Les mesures étaient justes. Cela nous donnait un indice prédisant un basculement dans plusieurs semaines. Alors je voudrais bien savoir par quel miracle tu as pu déterminer que ça se produirait avec tant d’avance… et à l’heure près, en plus.
— Scott, je sais que tu appréciais cette femme…
— Elle n’est pas encore morte, tu peux en parler au présent.
— … Cette nuit n’a pas dû être facile, mais ne laisse pas tes sentiments interférer avec ta responsabilité scientifique. Nous devons parler, et sans perdre de temps. Moi aussi je suis perturbée, parce que notre découverte a révélé autre chose…
Jenni sortit un listing de sa sacoche en expliquant :
— Les taux de l’acide aminé et de l’hormone ne sont pas en cause. C’est l’analyse de leurs proportions respectives qui a changé. Toi et moi savons que lorsque cet indice passe sous un certain seuil, le patient bascule définitivement et perd toutes ses facultés cognitives.
— Vingt-six cas cliniques l’ont validé. Vingt-sept depuis cette nuit.
— Or il se trouve que ces deux substances sont mesurées séparément dans plusieurs autres pathologies qui ne sont pas liées à Alzheimer. Dans 0,8 % des pathologies donnant lieu à des analyses pour être exacte. Cela fait quand même des millions de mesures à travers le monde. Il y a un mois, pour les associer comme témoins combinés, j’ai eu l’idée de demander l’accès aux banques de données de grands centres hospitaliers, uniquement à des fins statistiques.
— Pourquoi tu ne m’en as pas parlé ?
— Je ne te parle pas de toutes les hypothèses que j’échafaude et je n’imaginais pas que cela donnerait un résultat pareil. Je reçois depuis des milliers de chiffres venant du continent, d’Amérique, d’Asie et même de certains pays d’Afrique. J’ai programmé un recoupement par seuils sur les patients qui auraient bénéficié de l’évaluation des deux éléments chimiques. Il a fallu trois jours à nos calculateurs rien que pour sortir le premier résultat. Lorsque j’ai lu les moyennes, j’ai d’abord cru à une erreur. Trop de gens avaient un indice d’alerte élevé, bien qu’ils n’entrent pas du tout dans le profil des sujets les plus à même de développer Alzheimer. Trop jeunes, beaucoup trop nombreux. Alors pour vérifier, j’ai envoyé des mails et même passé quelques coups de fil pour demander comment se portaient aujourd’hui ces patients ayant les indices les plus alarmants…
— Qu’est-ce que ça donne ?
Jenni tendit son tableau chiffré. Avec sa rigueur habituelle, elle détailla :
— Deux choses : les patients rentrant dans la zone d’alerte de notre indice sont bien plus nombreux que ce que l’on pourrait soupçonner. Nous ne voyons que ceux qui consultent par eux-mêmes ou avec leurs proches. Tant qu’il n’y a pas de troubles suspects, les gens se gardent bien de venir. Seuls ceux qui présentent des symptômes ou qui s’inquiètent pour leur mémoire demandent à être évalués, mais il n’y a aucun dépistage systématique. D’autre part, nous pensions que cette maladie concernait surtout les seniors. Les conclusions du recoupement remettent en cause ces deux points. Les chiffres montrent clairement que si notre indice était mesuré systématiquement, beaucoup d’individus seraient considérés comme des cas graves. Ce n’est pourtant pas ce qui me panique le plus…
— Précise.
— Le plus épouvantable, Scott, c’est que la plupart de ces patients aux indices extrêmes sont morts depuis.
— L’indice révélerait un facteur de mortalité ?
— Non. Ils sont décédés de mort violente, souvent inexpliquée. Je ne te parle pas de quelques cas isolés mais de centaines, de milliers de cas. Ils sont allés à l’hôpital pour des problèmes glandulaires ou autres, mais jamais pour les maladies sur lesquelles nous travaillons. Malgré cela, des gens d’une quarantaine d’années ou moins peuvent s’être suicidés, ou avoir eu des comportements déments. La plupart ont pété les plombs. À l’hôpital de Baltimore, on m’a parlé d’un directeur commercial qui, quelques semaines après sa visite, s’en est pris à des gens dans un salon professionnel. Il les a agressés physiquement avec une violence inouïe. Il y a eu plus d’une dizaine de victimes dont deux n’ont pas survécu. Cet homme ne reconnaissait même pas ses collègues. Dans le rapport de police, il est écrit qu’il ne comprenait plus ce qu’on lui disait. Il s’est jeté sur le négociateur. Ils ont été obligés de lui tirer dessus. Et dans la banlieue de Séoul, c’est un homme d’une cinquantaine d’années, connu pour aider les jeunes en difficulté qui, quinze jours après ses analyses, a tué dix-sept personnes en moins de vingt-quatre heures. La presse l’a surnommé « express killer ». Je me souviens même en avoir entendu parler à la télé. Il a frappé avec des méthodes aussi simples que brutales. On peut toujours envisager une pulsion violente, mais en général, celle-ci se calme avant que la personne ait aligné dix-sept victimes… Je ne compte plus les cas de ce genre qui ont pour seul point commun ces analyses faites pour d’autres pathologies.
Scott demanda :
— Cela signifie que les données collectées avant la mort de ces personnes pour d’autres examens nous permettent de requalifier le diagnostic de ce qui a provoqué leur décès ?
— C’est ce que je crois. La masse d’informations est colossale à traiter mais il est de plus en plus probable que tous doivent leur mort à une démence soudaine. On a diagnostiqué d’autres causes — psychologiques, liées au stress, à des accidents cardiaques — mais en fait, l’immense majorité de ces patients était bel et bien sur le point de basculer. Et c’est ce qu’ils ont fait.
— C’est avec ces cas-là que tu as réussi à recalculer la courbe de notre indice ?
— Exactement. Chaque fois que c’était possible, j’ai utilisé la date et parfois l’heure de leur décès. Je n’ai retenu que ceux qui ont vraiment commis un acte de folie caractérisé. J’ai fait une extrapolation chronologique entre leurs prélèvements et le moment où ils ont perdu l’esprit. J’ai combiné ces résultats avec ceux de nos observations cliniques. Il n’est alors plus question de vingt-six cas mais de deux cent trente-huit, et la courbe d’évolution en fonction de l’indice apparaît soudain plus abrupte.
— C’est comme ça que tu as pu rectifier ta prévision pour Maggie Twenton. Tu as appliqué cette nouvelle courbe.
Jenni hocha la tête.
— Elle est la première.
— Triste privilège. Au-delà de l’ampleur du phénomène, quelque chose m’interpelle : la majorité de ces patients a développé une forme violente. Dans le cas de la maladie d’Alzheimer, plusieurs études tendent à prouver que plus le développement de la maladie est rapide, plus il est associé à des comportements extrêmes. Mais les sujets de ces études sont surtout des seniors. Est-ce que les cas dont tu parles sont plus violents parce que les sujets ont connu une évolution foudroyante ou parce que, du fait de leur relative jeunesse, ils peuvent faire davantage de dégâts ?
— J’ai du mal à raisonner. Je suis trop impressionnée par la quantité de cas que cela révèle. On retrouve des symptômes étonnamment similaires à nos pathologies. Je ne suis pas la mieux placée pour caractériser précisément ce qui a détruit ces gens. Mais d’un point de vue statistique, le problème est bel et bien là. À travers le monde, quelle que soit la forme de la maladie, les patients se multiplient de façon exponentielle. C’est un fait, chacun de nous connaît quelqu’un qui en est atteint. Le nombre de cas double tous les ans. Le vieillissement de la population ne suffit pas à expliquer les chiffres.
— Tu as une hypothèse ?
— Oui, et elle me terrifie. Tu sais, chez nous, en génétique, il existe un Graal, un truc insensé qui nous affole les neurones : les bambous.
Scott ouvrit de grands yeux.
— Les plantes ? Mais quel rapport ?
— Sur notre planète, il en existe plus de mille huit cents espèces. C’est une plante incroyable. Elle représente à elle seule 30 % de la biomasse végétale. C’est l’unique plante présente sous toutes les latitudes. C’est aussi la première qui ait repoussé après les explosions atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki.
— Où veux-tu en venir ?
— Attends, tu vas comprendre. Ce qui est fascinant, c’est que chaque fois que l’une des mille huit cents espèces fleurit, tous ses spécimens, où qu’ils se trouvent sur Terre, sont en fleur exactement au même moment. En quelques heures, partout sur le globe, tous les pieds de cette espèce fleurissent comme s’ils étaient programmés pour le faire à la même date. C’est à chaque fois du 100 %. Personne n’est capable d’expliquer ce prodige. Mais ce n’est pas le plus impressionnant. Écoute bien. Immédiatement après la floraison, l’espèce s’éteint. La totalité des pieds meurt. Nous ne savons ni expliquer, ni prévoir ce phénomène. Nous savons simplement que certains signes avant-coureurs l’annoncent et que nous sommes incapables de l’arrêter. Est-ce que tu me suis ?
— Pourquoi me parles-tu de ça maintenant ?
— Parce que je me demande si ce n’est pas ce qui est en train d’arriver à l’espèce humaine. Il y a trop de patients, de plus en plus jeunes, trop de cas qui se multiplient sans que l’âge ou les causes couramment désignées comme responsables puissent suffire à l’expliquer. Tu verrais les chiffres ! Si ce que nous avons mis au jour se confirme, c’est le signe qu’un mal de plus en plus puissant s’en prend à nous. Tu te rends compte ? Toi et moi pensions avoir découvert le moyen de mesurer l’avancement d’une maladie, mais c’était seulement la partie émergée de l’iceberg. Nous voilà face à un problème d’une autre ampleur. L’homme a cru qu’il pouvait disparaître à cause d’une guerre atomique, du réchauffement de la planète, à cause d’une pandémie ou d’une crise sanitaire, mais il est possible que tous les fléaux de la Terre se fassent griller au poteau par cette saloperie qui détruit tout ce qui fait de nous des êtres humains.