À cette heure tardive, le principal hôpital d’Édimbourg était calme. L’équipe de nuit assurait la garde. Kinross enfila sa blouse en remontant le couloir vers la chambre 14. Le coup de fil de Jenni l’avait mis mal à l’aise.
Maggie Twenton, la patiente de la 14, n’était pas une malade comme les autres. Depuis presque un an, Scott étudiait son cas très en détail, avec une approche inédite. Contrairement à la plupart des patients, Mme Twenton, 72 ans, était venue d’elle-même pour se plaindre de troubles de la mémoire. Elle avait passé les MMS, les tests du premier niveau, qui avaient révélé quelques symptômes caractéristiques. Des tests plus complets avaient confirmé une démence de type Alzheimer. Dans le cadre de ses recherches, Scott avait décidé de la suivre personnellement. Depuis l’automne dernier, l’évolution de sa maladie avait accéléré et ses séjours en unité résidente étaient de plus en plus longs. Au début, le neurologue avait surtout discuté avec elle pour évaluer ses capacités cérébrales et en surveiller l’évolution. Comme pour tout patient dans ce type de pathologie, il lui avait demandé de raconter sa vie, les grandes étapes et les dates. Il faisait cela à chaque fois et il avait pris l’habitude d’entendre les destins se dérouler, fragmentés, parfois déstructurés par la perte de la notion du temps. Mais avec Maggie, les choses étaient un peu différentes. Rapidement, Scott s’était aperçu qu’elle avait non seulement eu une existence passionnante mais que dans ses meilleurs moments de lucidité, elle faisait également preuve d’un esprit et d’une philosophie de vie qu’il appréciait. Au-delà de l’enjeu clinique, il aimait sa personnalité et le regard qu’elle portait sur ses semblables.
Il s’arrêta devant la chambre, ajusta sa blouse et inspira profondément. Il frappa doucement puis ouvrit la porte. Maggie Twenton était allongée, une feuille à la main.
— Docteur Kinross !
— Bonsoir, madame Twenton. Il est tard. Vous ne dormez pas ?
— Impossible de fermer l’œil depuis trois jours. Alors je m’occupe comme je peux.
Elle brandit la feuille :
— Je viens de recevoir une lettre de mon mari.
Le docteur se contenta de répondre :
— Quelles sont les nouvelles ?
Le regard bleu de la vieille dame sembla flotter un instant.
— Les bombardements ont été terribles, dit-elle. Nos voisins ont perdu leur maison mais nous avons de la chance, la nôtre est intacte. Il dit que le pays sera bientôt libéré. Dieu fasse qu’il ait raison…
— Vous avez l’air heureuse de cette lettre. Depuis combien de temps êtes-vous mariée, déjà ?
Maggie Twenton hésita. L’effort qu’elle faisait pour chercher dans sa mémoire se lisait sur ses traits.
— Ça va faire deux ans, docteur, dit-elle, soudain certaine de son fait. Dès qu’il rentrera du front, je veux vous présenter Richard. Je suis certaine que vous vous entendrez bien.
Avec des gestes appliqués, la vieille dame replia la lettre jaunie et la reposa sur sa table de nuit. Elle y tenait plus que tout, pourtant elle l’oubliait et semblait la redécouvrir chaque jour. Mme Twenton se cala au creux de son oreiller et sembla tout à coup s’apercevoir que le docteur était là. Kinross fit celui qui n’avait rien remarqué.
— Quelle surprise, docteur !
— Je ne vous dérange pas ?
— Non, non, entrez, je vous en prie. Prenez une chaise. Tenez, il me reste de ces excellents petits sablés, je suis certaine que vous n’avez encore pas pris le temps de déjeuner…
Scott en dégusta un — il les lui avait offerts deux jours plus tôt. Dans une maladie qui défiait les généralités, le cas de Maggie Twenton était vraiment étonnant. L’une des particularités qui avaient retenu l’attention du docteur était l’écart d’évolution constaté entre ses différentes capacités cognitives. Si les fonctions réceptives ainsi que les processus de mémorisation et de rappel de mémoire étaient à l’évidence détériorés, les raisonnements, le langage, la gestion des objets et la reconnaissance semblaient étonnamment préservés. Kinross observait sa patiente. Il attrapa une chaise. Les rares fois où les médecins s’assoient dans une chambre, ils le font le plus souvent au pied du lit. Cette fois, Scott s’installa près de la tête, proche de Mme Twenton, comme s’il la connaissait personnellement.
— Alors docteur, êtes-vous satisfait de mes derniers tests ?
— Ils sont encourageants, mais je ne suis pas ici pour cela. Je viens de finir mon service et j’ai eu envie de venir vous saluer.
Le visage de Maggie s’éclaira d’un sourire malicieux.
— Attention docteur ! Je vais finir par croire que vous me faites la cour ! Méfiez-vous, Richard est très jaloux. Vous devriez vous trouver une gentille petite femme. Il faut absolument que je vous présente Margaret Bredings.
Richard était décédé depuis huit ans et même si Mme Bredings affichait soixante-seize printemps au compteur et avait enterré trois époux, Scott s’efforça de répondre avec enthousiasme.
— Vous me la présenterez si vous voulez, je vous fais confiance.
Méticuleusement, la vieille dame remit son drap en ordre avec un air satisfait et ajouta :
— Je suis certaine que vous finirez par trouver chaussure à votre pied. Je sais que vous êtes un garçon comme il faut.
Kinross était étonné : comment de telles pensées pouvaient-elles émerger d’un esprit à demi perdu ? Il songea à la prédiction de Jenni et regarda discrètement sa montre.
— Vous semblez contrarié, docteur. Quelque chose vous tracasse ?
— Lorsque vous travaillez dans un hôpital, il y a toujours quelque chose qui vous tracasse.
À force d’avoir conversé avec Maggie, il connaissait suffisamment son histoire pour identifier exactement quel segment de sa mémoire lui échappait, mais il était aussi attendri par cette drôle de vieille dame.
— N’empêche, reprit-elle, je ne me souviens pas vous avoir vu dans cet état-là.
Maggie Twenton prit conscience de ce qu’elle venait de dire et eut un petit rire :
— Remarquez, pour quelqu’un dans mon état, ne pas se souvenir est un peu logique !
Scott sourit. Maggie venait de faire preuve d’ironie sur elle-même. Kinross n’arrivait pas à croire que cette femme si vive, si consciente, puisse perdre irrémédiablement l’esprit d’ici à peine une heure. Jenni s’était certainement affolée un peu vite, d’autant que leur indice de mesure n’était pas infaillible. Scott demanda :
— Toujours aucune nouvelle de votre fils aîné ?
Maggie Twenton hésita.
— Non, je n’en ai pas eu.
Puis elle désigna Kinross d’un doigt accusateur :
— Vous êtes en train de me tendre un piège pour savoir si je deviens folle.
Scott se défendit en souriant :
— Certainement pas, chère Maggie.
— Tant mieux, parce que je vois clair dans votre jeu ! Non, aucune nouvelle d’Andrew. La dernière fois, c’était…
Tout à coup, Scott n’eut pas envie de savoir si elle se souvenait. Il redoutait la réponse. Sans attendre, c’est lui qui précisa :
— Il y a deux semaines, un coup de fil. Il envisageait de venir, je crois.
— Oui, c’est ça. Peut-être le fera-t-il, mais il a son travail. Et puisqu’on en est à parler de famille, docteur, des nouvelles de votre mère ?
Scott nota la mémoire dont Maggie faisait preuve sur ce point. Voilà des semaines qu’elle n’avait pas abordé le sujet. Il considéra le fait comme positif mais ne put s’empêcher de se demander si elle ne faisait pas cela uniquement pour l’impressionner. Un peu comme une enfant qui réciterait plus que la leçon dans l’espoir d’attirer la bienveillance de son institutrice.
— On s’est téléphoné il y a quelques mois.
— Rien de plus ?
— Non.
— Je ne veux surtout pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais vous devriez aller la voir. C’est votre mère.
— Elle habite dans le sud-ouest de la France. Elle a sa vie, j’ai la mienne.
— Il y a forcément des différences, mais vous devez tout faire pour vous rapprocher tant que c’est possible.
Scott baissa les yeux.
— Vous me surprendrez toujours, Maggie. Je suis censé vous soigner et c’est vous qui essayez de m’aider.
— Je ne fais rien d’autre que parler avec bon sens. À mon âge, il ne me reste que ce que la vie m’a appris. Et avec ce qui me guette, je n’en ferai pas grand-chose, alors tant que je peux, je le partage.
— Il vous reste beaucoup de choses à faire, ne soyez pas si pessimiste.
— Merci, mais là, c’est l’homme qui parle, et je crois que le docteur n’est pas tout à fait d’accord…
— Vous vous souvenez de notre première rencontre ? demanda Scott.
— Je crois. J’étais dans un état de panique complet. J’étais certaine de perdre la boule. Vous m’avez fait passer des tests et bizarrement, je ne me suis plus jamais inquiétée de mon état. Ne me demandez pas ce qui s’est passé depuis. Vous m’avez inspiré confiance.
— Vous souvenez-vous quand c’était ?
Elle hésita :
— Avant-hier.
Elle se reprit :
— Mais non, bien sûr ! C’était la semaine dernière, jeudi, c’est ça ? Dites-moi docteur, vous passez autant de temps avec tous vos patients qu’avec moi ?
— Ce serait sans doute bien d’un point de vue thérapeutique, mais je n’en ai malheureusement pas le temps.
— Alors j’ai de la chance ! Pourtant, cela ne changera rien à l’issue de cette maladie…
Scott fut troublé par le réalisme froid du propos, d’autant qu’il était accompagné d’un changement d’attitude aussi fugace que radical. L’espace d’un instant, ce qui rendait son visage si sympathique disparut. La modification brutale de l’humeur était un signe. La vieille dame sembla se ressaisir et ajouta :
— Vous n’y êtes pour rien, docteur. Je n’en veux à personne, mais je sais ce qui m’attend. On ne guérit pas de ce que j’ai.
— On y arrivera. On se bat pour.
— Votre détermination me donne de l’espoir, mais ce sera pour d’autres, plus tard, parce que malgré votre engagement et tout le bien que je pense de vous, quelque chose me dit que vous ne gagnerez contre cette maladie qu’après qu’elle m’aura attrapée.
Scott posa sa main sur celle de Maggie. Elle baissa les paupières. Ils restèrent ainsi en silence, chacun perdu dans ses pensées. Lorsque le docteur s’aperçut que Maggie s’était endormie, il était presque 23 heures. Il dégagea sa main, se leva sans bruit et sortit de la chambre. À cet instant précis, Scott pouvait encore espérer que la prévision de Jenni serait fausse. Il le souhaitait même sincèrement. Il préférait voir ses patients aller mieux, même si c’était au prix d’une remise en cause de ses résultats. Les toubibs aussi ont besoin d’espoir.