15

Jenni était attablée devant un thé refroidi, dans un recoin au fond de la cafétéria de l’hôpital. Malgré ses lunettes de soleil, Scott la repéra immédiatement.

Zdravstvuitye ! lança-t-il avec un abominable accent russe. Ça veut dire « Bonjour, comment ça va ? ». C’est tout ce que j’ai eu le temps de te rapporter de mon périple…

— Pas trop épuisé du voyage ? demanda-t-elle.

— Ce n’était pas le voyage le plus épuisant.

Il s’assit en l’observant. La jeune femme avait les traits tirés. Elle avait attaché ses cheveux, ce qui, chez elle, n’était jamais bon signe.

— Je suis angoissée, lâcha-t-elle soudain, c’est toute ma perception du monde qui a explosé. J’ai l’impression d’avoir perdu 70 % de mon cerveau.

— Toi, tu as besoin de parler…

— Tu comprends, avant, tout était simple. Je me sentais à ma place, avec mon travail, mes proches ; j’avais l’impression de servir à quelque chose d’utile et puis, tout à coup… J’ai la sensation de ne plus appartenir à cette vie. Je vois les gens continuer à vivre, à rire, et moi, je sais ce qui nous attend.

— Tu as reçu d’autres données ?

— J’en suis submergée et elles ne font que confirmer ce qui se dessine. C’est épouvantable. Je n’arrive plus à réfléchir. Depuis trois jours, je regarde les gens. Je me dis que dans quelques semaines, ce sera Noël et l’idée que tout le monde puisse faire la fête me dépasse. Tous ces pauvres gens qui dansent pendant que le bateau coule… D’habitude, quand je suis au labo, les humains se résument à des codes génétiques, à des statistiques, à des taux. Ça en devient presque abstrait. Mais quand je sors, quand je les observe, alors c’est autre chose. Tu dois me prendre pour une folle.

— Pas tant que ça. Moi-même, en arrivant à l’aéroport ce matin, j’étais heureux de revoir la foule, des gens normaux qui partaient en vacances, au travail, avec des soucis simples.

Jenni respira profondément :

— Comment ça s’est passé, la Sibérie ?

— Je n’ai pas vu grand-chose. Des corps, des indices… J’ai rapporté des prélèvements effectués sur les survivants. Si cela ne t’embête pas, j’aimerais que tu t’en charges toi-même. C’est à la fois confidentiel et pointu.

— Sans problème. Tu cherches quoi ?

— La preuve que ceux qui vivaient sur cette exploitation minière ont bien basculé.

— Quoi ? Tous ?

— Probable. Les échantillons prélevés sur les cadavres risquent d’être difficilement exploitables, mais avec les survivants on a une chance d’obtenir une confirmation.

— Ils auraient tous basculé au même moment ?

— Au moins les premiers, et puis les autres auraient suivi, à très peu d’intervalle. En fait, je n’en sais rien, mais je ne vois pas comment expliquer ce cauchemar autrement.

— Il existe une probabilité — mince, je te l’accorde — pour que des sujets proches du basculement se retrouvent tous au même endroit au même moment…

— Je n’y crois pas. Le hasard n’a pas sa place dans cette tuerie. Trop de différences d’âge, trop de types sociaux, trop de parcours de vie qui ne se ressemblent pas. Et pourtant, le point d’arrivée a été le même pour tous… Il y a sûrement eu un facteur déclenchant.

— Tu te rends compte de ce que cela implique ?

Un couple avec un enfant s’installa à quelques tables d’eux.

— Regarde-les, fit Jenni discrètement. Ils vivent. Ils n’ont aucune notion de ce qui se joue en ce moment. C’est abominable. J’ai parfois l’impression qu’ils portent leur diagnostic affiché sur le front. Je les vois tous comme des malades en puissance. Je me sens responsable d’eux. Je me pose tellement de questions…

Un interne entra dans la cafétéria et parut soulagé d’y trouver Kinross. Il se faufila entre les tables et dit :

— Docteur, on vous cherche en haut. Un pli urgent est arrivé, un envoi officiel, on a besoin de votre signature.

— Merci Michael. J’arrive.

Scott se leva et fit signe à Jenni de le suivre vers l’escalier de service. Il marchait près d’elle, prêt à la soutenir. C’était une habitude de docteur qui ne se manifestait qu’à l’hôpital. Une fois loin des autres gens, Jenni reprit :

— J’ai l’impression d’être écrasée sous le poids de ce que nous avons mis au jour. C’est trop lourd pour moi…

Elle baissa la tête. Scott lui passa maladroitement la main sur l’épaule.

— Tout doux, décompresse. Il faut garder les idées claires.

En arrivant à l’étage de neurologie, Scott présenta son badge au lecteur et la porte réservée aux employés se déverrouilla.

— Pendant que tu étais en Sibérie, reprit Jenni, j’ai reçu un nouvel appel du type de chez Nutemus, Robert Falsing. Il s’accroche. Il m’a fait miroiter tout ce qu’on pouvait obtenir si on signe avec eux. Des voyages, de l’argent, un intéressement aux bénéfices…

— C’est faustien.

— Le diable n’emmène pas les damnés en congrès aux Bahamas. De toute façon, je l’ai laissé dire. Nous n’avons plus besoin d’un labo.

Laissant Jenni s’asseoir sur la banquette destinée aux visiteurs, Kinross se présenta au comptoir d’accueil, où l’attendait l’employé d’une société de messagerie internationale.

— Vous avez un pli pour moi ?

— À remettre en main propre. Vous êtes le docteur Kinross ?

L’intéressé exhiba son badge. L’homme lui tendit un formulaire à signer et une large enveloppe matelassée. L’envoi provenait des États-Unis, avec un tampon fédéral officiel.

Scott revint près de Jenni, l’enveloppe à la main. Il s’assit près d’elle, décidé à l’ouvrir, lorsque tout à coup, la jeune femme remarqua les marques rouges sur son cou.

— Qu’est-ce qui t’est arrivé ?

— Souvenir de Sibérie. J’ai failli me faire étrangler par un rescapé.

— Hein ? Tu t’es fait attaquer ?

Elle écarta son col pour mieux voir et eut une exclamation de surprise.

— Sans Hold, je ne serais probablement plus là, fit Scott. Il a cassé le type en deux, comme ça.

Il claqua des doigts et souffla :

— Même si ce n’est pas très scientifique, je suis prêt à parier que ce qui s’est produit en Sibérie a un rapport direct avec ce fléau. Entre les patients de mon service et les rescapés de la mine, les symptômes se ressemblent beaucoup. Incapacité à gérer les objets, incapacité à communiquer, altération de certains instincts d’espèce, réactions obsessionnelles, violence. La différence, c’est l’âge, l’intensité, la condition physique des sujets et la simultanéité de leur évolution. Cela m’a fait penser aux malades qui s’ignoraient que tu as découverts grâce à tes recoupements d’analyses. L’idée d’une sorte d’Alzheimer foudroyant ne me paraît pas si absurde. Mais de toute façon, même si une horloge biologique ou génétique pourrait expliquer ce carnage, il doit forcément y avoir un élément qui l’a déclenché à ce moment précis et pour l’ensemble de cette petite communauté. Jenni, je ne sais pas si c’est d’avoir vu de mes yeux tous ces cadavres ou si c’est l’agression, mais là-bas, j’ai pris conscience d’un truc épouvantable. Le problème de la maladie n’est pas le seul que nous aurons à gérer. Tant qu’ils seront âgés, il faudra encadrer et soigner les malades. Par contre, si la maladie s’étend aux jeunes générations, le problème sera différent : il faudra s’en protéger parce qu’ils risquent de déclencher une vague de violence d’un nouveau genre. J’ose à peine imaginer ce que pourrait faire un type comme celui qui a failli me tuer s’il était lâché dans une ville…

L’idée fit frémir Jenni, qui préféra ne pas insister. Sur un ton artificiellement plus léger, elle déclara :

— Allez, ça suffit. Viens, je t’offre un thé.

Elle ne lui laissa pas le choix et l’entraîna jusqu’au distributeur de boissons. Quelques proches de patients étaient là, la mine souvent défaite, silencieux. Jenni chercha de la monnaie dans son sac et glissa les pièces dans la machine pour commander deux thés. Pendant qu’elle surveillait le premier gobelet qui se remplissait, Scott s’assit.

Le jeune Jim fit soudain son apparition.

— Bonjour, docteur !

Puis il dévisagea Jenni des pieds à la tête :

— Bonjour, madame.

— Bonjour, jeune homme, répondit-elle en souriant.

— Vous allez mieux ? lui demanda l’enfant.

Surprise, Jenni répondit :

— Je n’allais pas trop mal.

— Alors, vous êtes la femme du docteur ?

Jenni s’assit et secoua la tête. Kinross coupa :

— Jenni, je te présente Jim. Un patient du cinquième. Il passe son temps à s’échapper de son service pour descendre ici.

— Pour vous voir ! précisa le garçon.

Kinross reprit :

— Jim, voici Jenni. Ce n’est pas une patiente. On travaille ensemble.

— Alors pourquoi elle n’a pas de blouse ?

— Parce qu’elle ne travaille pas à l’hôpital.

Jim fronça les sourcils.

— Je ne comprends rien à ce que vous dites.

Une infirmière déboucha des ascenseurs. Elle fonça droit vers l’enfant.

— Alerte rouge ! s’exclama celui-ci. Je vais encore me faire détruire !

Le docteur se leva pour s’interposer.

— Bonjour, fit-il à l’infirmière. Jim allait remonter.

— Il n’a pas à descendre, lança la femme, énervée. On ne peut pas passer notre temps à lui courir après ! Jim, viens ici.

— J’arrive, fit le petit en traînant les pieds.

Kinross l’encouragea d’une tape amicale sur l’épaule.

— J’ai même pas eu le temps de vous poser ma question, grommela l’enfant, que l’infirmière avait attrapé par la main.

— Je t’écoute.

— Où il est le zizi des serpents garçons ?

Le médecin sourit :

— Il est à l’intérieur de leur corps, Jim, et il sort quand un mâle rencontre une femelle qui lui plaît. En fait, ils en ont même deux, mais il n’y en a qu’un qui sort à la fois.

À voir la tête de l’infirmière, elle n’était pas au courant.

— Merci, doc ! On en reparlera… lança le petit.

— À ta disposition, Jim. Mais tu sais, ce n’est pas ma spécialité…

Jenni lui fit un petit signe de la main et l’enfant disparut au coin du couloir. Elle tendit son thé à Kinross et s’assit. Elle serra son gobelet fumant entre ses paumes.

— Tu en sais des trucs sur les serpents, dis donc… Il te pose souvent des questions de ce genre ?

— Il m’a déjà demandé s’il pouvait faire nuit sur le soleil, si le parachute avait été inventé avant l’avion et pourquoi on ne voyait jamais les gens faire pipi dans les films. Il m’a aussi questionné sur le nom de famille de la reine d’Angleterre et je crois que la première fois qu’on s’est rencontrés, il m’a demandé pourquoi les chiens ne pouvaient pas éclater de rire…

Jenni sourit :

— Il a l’air adorable, ce gamin.

— Il l’est. Sa tumeur l’est un peu moins.

Jenni accusa le coup.

— Il va s’en sortir ?

— Je ne connais pas précisément son dossier.

Kinross s’affala dans son fauteuil.

— Tu vois, Jenni, tu es dans le service depuis dix minutes et tu laisses déjà tes sentiments interférer avec ta responsabilité scientifique.

Pour toute réponse, la jeune femme lui envoya un bon coup de pied dans le tibia. Instantanément, le docteur se plia en deux en gémissant.

— Aïe ! Mais pourquoi ?

— Tu as été méchant et tu…

Jenni resta bouche bée. Elle venait d’apercevoir un homme en peignoir qui titubait à l’autre bout du couloir. Il remonta jusqu’au comptoir des infirmières et poussa un cri. Personne ne réagit. Jenni se leva d’un bond au moment même où l’homme s’affalait sur le comptoir d’accueil, multipliant les râles. Il se cramponna de toutes ses forces mais finit par s’effondrer sur le sol dans d’épouvantables convulsions.

— Mais qu’est-ce que vous attendez ? s’écria Jenni. C’est un hôpital ou quoi ? Cet homme est en train d’y passer !

Elle s’élança pour lui porter secours mais Scott la retint par le bras.

— Pas de panique, Jenni. C’est Malcolm. Il nous fait sa crise cardiaque de 8 h 12.

Le docteur consulta sa montre et lança :

— Malcolm, tu as plus d’une minute de retard ! Mais c’était une belle crise cardiaque, vraiment.

L’homme se releva comme si de rien n’était.

— Merci, docteur.

Jenni, encore sous le coup de l’émotion, n’en croyait pas ses yeux. Elle se retourna vers Scott.

— Et qu’est-ce qu’il a, celui-là ?

— On cherche. On sait que son père est mort devant lui quand il était enfant, un samedi à 8 h 12, il y a plus de vingt ans. Et depuis, il revit ça en boucle.

— C’est terrible.

— La vie est terrible, Jenni. C’est aussi ce qui fait de nous des êtres humains.

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