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— Thomas n’est pas avec nous ce matin ? demanda Tersen en s’asseyant face à Endelbaum.

— Il devrait être là. Cela ne lui ressemble pas d’être en retard. Je crois que Sandman l’obsède un peu.

— Il obsède beaucoup de monde. Nous-mêmes ne pensons qu’à lui.

— Vous avez du neuf ?

— Mieux que ça : j’ai des noms. Nous avons désormais la certitude que Sandman n’est qu’un pseudonyme. C’est une identité qui n’a existé qu’épisodiquement, et lorsque l’on creuse un peu, on s’aperçoit vite que chaque élément attestant son existence a été ingénieusement créé de toutes pièces.

— Qui se cache sous le masque ?

— Nous avons huit suspects potentiels. Tous ont fait ou font partie du groupe Bilderberg. Tous ont un lien direct ou indirect avec Eve Corporation, mais le meilleur, c’est que les huit ont aussi été en contact avec Feilgueiras…

— Remarquable. Quand pensez-vous trouver le coupable ?

— J’ai mis tous nos moyens dessus mais la tâche est complexe et le bougre sait y faire pour effacer ses traces. En menant l’enquête, quelque chose me frappe pourtant : je prends chaque jour un peu plus conscience du système mis en place autour des brevets. C’est à la fois extrêmement efficace et parfaitement scandaleux.

— Vous aviez des illusions ?

— Non, mon père. Mais c’est infiniment plus efficace et incroyablement plus scandaleux que ce que l’on peut soupçonner à première vue. À la base, les brevets ont été créés pour favoriser le progrès tout en protégeant les inventeurs. Les États garantissent la paternité de la découverte tout en la rendant obligatoirement publique afin qu’elle puisse profiter au plus grand nombre. Pourtant, cette excellente idée a été pervertie. Avec un cynisme redoutable, tout a été transformé pour faire de l’argent et rien d’autre. Les inventions sont, exactement comme toutes les matières premières, captées et contrôlées commercialement.

— Vos suspects trempent dans ce système ?

— C’est même leur activité principale. Ils ont tous entre 60 et 70 ans. Ils sont tous astronomiquement riches même si l’évaluation de leur fortune échappe aux classements. On trouve très peu de photos d’eux, aucune déclaration publique. Personne ne sait vraiment où ils vivent, sans doute passent-ils d’une de leurs résidences à l’autre à travers le monde.

— Se connaissent-ils ?

— C’est une bonne question. Difficile à dire. S’ils font ou ont tous fait partie du groupe Bilderberg, ils n’en étaient pas forcément membres à la même période.

— Des hommes d’affaires avisés, voire peu scrupuleux. Mais cela suffit-il pour les envisager comme des assassins potentiels ?

— Le monde des affaires est un reflet de notre civilisation et les coups bas sont monnaie courante. Pourtant, nous ne les soupçonnons pas par hasard. Ces affairistes sont tous liés à des tentatives agressives de prise de contrôle d’inventions importantes. Leurs investissements identifiés témoignent d’un sens tactique opportuniste. Ce sont des francs-tireurs pour qui seul le résultat compte. Leur volonté évidente de rester dans l’ombre m’interpelle aussi. Même si c’est une règle de ce milieu, ceux-là font du zèle. Le soin qu’ils mettent à éviter de laisser des traces est confondant. Sur les huit individus, deux sont américains, un japonais, un australien, un français, deux suisses et un allemand.

— Vous avez communiqué leurs signalements au service des identités et généalogies ?

— Bien sûr. On attend encore quelques réponses pour trois d’entre eux, mais pour les autres, le flou qui entoure leur parcours ne fait que renforcer notre suspicion.

— De fausses identités ?

— Plutôt des gens qui, une fois devenus puissants, font tout pour échapper aux lois du monde et brouiller les pistes.

— Devons-nous alerter les autorités ?

— Nous avons trop peu de faits tangibles pour le moment, personne ne nous prendrait au sérieux.

Quelqu’un frappa à la porte du bureau.

— Entrez ! lança Endelbaum.

Thomas apparut.

— Mon père, monsieur Tersen, pardonnez mon retard. J’étais avec Devdan.

— Venez vous asseoir, mon garçon. Comment va-t-il ?

— Hier, en fin d’après-midi, il a eu deux nouvelles transes. Plus violentes. Il a encore parlé. Elles se sont répétées et intensifiées en cours de soirée pour devenir plus fortes que jamais en milieu de nuit. Il était comme fou, surexcité, et pourtant ses propos avaient du sens.

— Qu’a-t-il dit ?

— Il répétait : « Vous l’avez, il est en train de nous détruire, tuez-le ! »

Tersen demanda :

— À quelle heure a-t-il déclaré cela ?

— La première fois, il devait être 2 h 30 du matin.

— C’est vraiment étrange. Au même moment, nous sortions les noms de nos suspects.

Les trois hommes se regardèrent. Tersen ironisa :

— Impossible d’aller voir la police avec ce genre d’argument.

— Que proposez-vous ? demanda Endelbaum.

— Nous avons un jeu de huit cartes. Il faut trouver laquelle est l’as de pique.

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