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Un calme hors du temps planait sur le Fife. Le vent était tombé et les oiseaux enfin libres de voler. C’est en arrivant au sommet de la colline de Glenbield que Jenni comprit ce qu’elle aimait tellement en Écosse et ne trouvait nulle part ailleurs. Un parfum, celui de la terre qui, bien que la mer ne soit jamais loin, flotte jusque dans les maisons. Une lumière aussi, celle qui étire les ombres et donne aux regards une vie qui nous rappelle ce que nous sommes. Ici, on peut encore ressentir cette respiration qui vient du cœur du monde, là où les hommes ne l’ont pas encore étouffée.

Apaisée, elle trouva le courage de poser à Scott la question qui la taraudait :

— Tu as vraiment cru que tu allais y rester ?

— Sans l’ombre d’un doute.

Elle le regarda.

— Quel effet ça fait ?

Jenni lui prit le bras. Du promontoire où ils se tenaient, ils apercevaient Greenholm, soutenant son fils devant la tombe de Mary.

— Tu n’hésites plus, tu sais. Si ce bâtiment n’avait pas été un bunker, on se serait fait broyer sous les gravats. Une fois la secousse passée, il m’a fallu du temps pour admettre que j’étais encore en vie. Je ne sais pas ce que l’on serait devenus si vous n’aviez pas envoyé les secours à la bouche d’aération… — Le père et le fils se retrouvant ensemble près de la mère, enfin, fit doucement Jenni. C’est maintenant que tout commence.

— Tu parles de David ?

— Pas seulement. C’est étrange, mais je n’ai plus peur de la maladie. Dans sa folie, Brestlow m’a fait ce cadeau.

— Pourtant, le chemin est encore long. Notre salut se situe sans doute entre ce que nous savons et ce que nous devons réapprendre. Il va sûrement falloir se battre contre les logiques industrielles. Je suis décidé à ne plus me contenter de chercher sur des voies biologiques. Je voudrais explorer d’autres pistes. Je pense que l’on devrait montrer les images de Lewis Tyrone à d’autres experts. Et je crois que les schémas de mémorisation de la musique peuvent nous éclairer aussi. Pendant que tu n’étais pas là, on s’est rendu compte que les ondes hautes fréquences sont certainement impliquées. J’ai de plus en plus la conviction que notre mode de vie génère ce mal. Je crois que les bambous seront toujours victimes de leur malédiction, mais que nous avons une chance de ne pas finir comme eux.

— Tu en es sûr ?

— C’est moins terrifiant d’avancer en le croyant. Tellement de choses à chercher, et si vite… On le fera ensemble.

Jenni vint se placer devant Scott et lui prit les mains.

— Scott, je suis d’accord avec toi. Tu sais, j’ai lu le mémoire de Thomas. Je crois vraiment que sa façon de voir et son expérience peuvent nous aider. Notre association n’était sans doute qu’un premier pas. Il va falloir échanger avec d’autres pour avancer. Je sais que tu ne vas pas aimer, mais ma décision est prise. Je vais arrêter de travailler au labo.

Scott accusa le coup :

— Et nous ? Tu ne travailleras plus avec moi ?

— Bien sûr que si. Tu vas rester le praticien et je resterai ton stratège, mais nous devons aborder le mal différemment. Je me dis qu’une cellule qui coordonnerait les résultats de recherche à travers le monde serait utile. Brestlow y arrivait très bien pour son compte, on doit pouvoir y parvenir avec d’autres ambitions.

— Tu feras comme tu veux, tant que tu ne t’éloignes plus.

— Moi aussi, il faudra que je te parle de certaines choses. De l’ambre, par exemple. Au fait, David m’a dit que tu avais emporté des dossiers top secrets des archives de Brestlow. Qu’est-ce que tu comptes en faire ?

— Les lire avec vous, ensuite on verra.

Dans le petit cimetière en contrebas, Greenholm et David touchèrent la pierre tombale une dernière fois avant de s’engager sur le chemin du retour.

— Ils vont devoir apprendre à vivre autrement, commenta Jenni.

— Ils en sont capables. David est un type bien.

— J’aimerais beaucoup qu’ils continuent à travailler avec nous.

— Je crois qu’ils le souhaitent aussi. Laisse-leur le temps. Ils ont perdu une épouse et une mère, et le fils vient à peine de naître au grand jour.

Les deux hommes approchaient. À les voir boiter tous les deux, il y avait vraiment un air de famille. Greenholm se redressa pour faire les derniers pas.

— Merci de m’avoir ramené mon fils, déclara-t-il, ému.

— Il en vaut la peine.

Le vieil homme s’autorisa un geste familier et posa ses mains sur Jenni et Scott.

— Je suis heureux de vous retrouver tous sains et saufs.

Ils restèrent quelques instants debout côte à côte, en silence. Le vieil homme donnait des signes de fatigue.

— Que diriez-vous de rentrer dans ce qu’il me reste de manoir ?

Ils se mirent en route, proches. Le chemin serpentait entre les herbes et les chardons.

— Et du côté du Canada ? demanda Jenni.

— La police fouille les décombres, répondit David. Il ne reste rien de la propriété ni de ceux qui s’y trouvaient. Il leur faudra des semaines pour faire le tri.

— Croyez-vous que Brestlow soit mort ?

— Si tu avais vécu l’explosion, commenta Scott, tu n’aurais pas de doute.

— Le connaissant, il devait avoir un abri.

— La résidence n’est plus qu’un cratère rempli de débris et de cendres, précisa David. Les bâtiments ont entièrement brûlé et les quatre premiers sous-sols ont été soufflés. Il y a peu de chances que Brestlow ait survécu. Je leur ai dit pour la chambre forte, mais ils n’ont rien trouvé. Sa paranoïa était redoutable.

— Que va devenir son empire ?

— Ses avoirs ont été saisis, ses brevets vont être confiés à des fondations, et l’État canadien a l’intention de reprendre la propriété pour en faire une vraie réserve naturelle.

— Étrange personnage, murmura Jenni. Je me demande s’il en existe d’autres comme lui.

Elle fit quelques pas, songeuse, puis releva la tête et désignant Glenbield, demanda :

— Vous allez reconstruire l’aile endommagée ?

— David décidera, répondit Greenholm. Il est grand temps qu’il prenne la place qui lui revient. Et vous, professeur Cooper ? Quels sont vos projets ? Vous avez sans doute besoin d’un peu de repos après tout cela…

Jenni eut un grand sourire.

— Je pars avec Scott chez sa mère pour Noël. Il veut absolument me la présenter…

David eut un regard étonné. Il s’apprêtait à faire une remarque amusée, mais Kinross leva la main avant qu’il ait prononcé le moindre mot.

— Aucun commentaire. N’y pensez même pas. Sinon, le prochain coup, je vous abandonne au fond de votre trou.

— À ce jeu-là, toubib, je vous laisserai aux mains du prochain malade qui tentera de vous étrangler.

Jenni eut un rire comme elle n’en avait pas eu depuis longtemps. Kinross respira profondément. Il jeta un coup d’œil vers le large. Ralentissant le pas sans même s’en rendre compte, il laissa les trois autres le distancer. Jenni discutait avec William. Seul, David remarqua qu’il était resté en arrière et revint sur ses pas :

— Quelque chose te tracasse ?

— Non, mais quelque chose a changé.

— Tu éprouves le calme après la violence ?

— Non, David. Je sens la vie. Je ne l’ai jamais ressentie aussi fort. Je ne veux plus attendre d’être face à la mort pour savoir ce qui compte. Je veux vivre, en mémoire de Maggie, de Tyrone et de ta mère. Vivre en l’honneur de tous ceux que la maladie nous arrache. Pour l’amour de ceux qui oublient.

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