— Mon père, je dois vous parler.
— Si ma mémoire est bonne, nous avons rendez-vous après-demain. Vous aurez alors tout le loisir de me confier ce qui vous préoccupe.
Pour appuyer son propos, le père supérieur leva le nez de son rapport et, par-dessus ses lunettes, fixa celui qui venait de le déranger dans son bureau. Mais l’importun ne bougea pas. Pire, avec déférence mais avec une audace inhabituelle, il fit un pas en avant.
— Je suis désolé, insista-t-il, mais le jeune Devdan a eu une transe médiumnique d’une rare intensité. Je crois que c’est important.
Son supérieur poussa un soupir et posa son stylo :
— Thomas, depuis combien de temps êtes-vous parmi nous ?
— Bientôt deux ans.
— Combien nos hôtes ont-ils eu de visions, reçu de « messages » ou entendu de voix depuis tout ce temps ?
— Presque chaque semaine…
— Vous savez à quel point je suis pragmatique et ma fonction en ces murs m’a appris à accepter les faits les plus étranges. Avancer vers ce que nous ne comprenons pas est notre mission. Cependant, l’expérience m’a aussi appris qu’il ne faut pas surréagir face aux phénomènes dont nous sommes témoins.
— Vous avez raison, mon père, mais je suis moi-même assez troublé, c’est pourquoi j’ai cru utile de vous en référer immédiatement.
Le père supérieur comprit qu’il ne se débarrasserait pas du jeune homme sans l’avoir écouté. Il lui désigna le siège face à lui et croisa les doigts.
— Racontez-moi donc.
— Il s’agit d’un jeune garçon que nous avons recueilli il y a environ trois mois. Diagnostiqué dément, Devdan nous a été confié par un institut psychiatrique indien parce que les médicaments ne produisaient aucun effet sur ses crises. Ici, il n’en prend plus mais depuis plusieurs semaines, il dort très mal. Il dit que des esprits cherchent à entrer en contact avec lui. Il a le sommeil agité, il se nourrit à peine. Voilà deux jours, pendant ses heures d’étude, il s’est évanoui. C’est du moins ce que nous avons d’abord cru. Il a eu des convulsions. Le soir, il a refusé de s’endormir et depuis, lorsqu’il s’écroule de fatigue, il a des transes. Cela s’est encore produit cette nuit. Les convulsions étaient encore plus violentes, il s’est même blessé alors que nous étions pourtant trois à le maintenir.
— Qu’en disent les médecins ?
— Ils sont désemparés, d’autant qu’il a commencé à parler. Sa voix n’était plus la même. Devdan s’est mis à employer des mots étrangers et s’est exprimé dans une langue qu’il n’est pas censé connaître. L’un des frères a reconnu du portugais. Nous avons compris qu’il parlait d’un dénommé Sandman. Plus tard, avec une épouvantable précision, il a raconté comment cet homme l’aurait tué alors qu’il était sur le point de « changer l’avenir du monde » selon sa propre expression…
Le père supérieur leva la main pour l’interrompre :
— Cela ressemble à un délire.
— Non, mon père. Dans les heures qui ont suivi, j’ai pris des notes. Celui qui s’exprime à travers Devdan, un certain José, prétend être un inventeur qui a travaillé sur un type de moteur révolutionnaire. Il dit aussi avoir été assassiné par ce Sandman qui voulait s’approprier son invention. Il a donné la date de sa mort, il a tout raconté en détail.
— Et alors ?
— J’ai passé la nuit à vérifier. Tout concorde. Il existe bien un José Feilgueiras, de l’Institut Brésilien de Recherche en Sciences Physiques, qui a prolongé les travaux de Paul Pantone, un chercheur américain qui avait développé un moteur fonctionnant en partie à base d’eau. Pantone a même essayé de déposer un brevet, mais lorsqu’il a voulu exposer ses travaux, il a été subitement interné d’office. C’est alors que Feilgueiras a pris sa suite. Il aurait, semble-t-il, réussi à améliorer le procédé. Voilà sept ans, il a convoqué la presse et les spécialistes pour offrir son invention au monde, mais le jour de sa conférence, il ne s’est jamais présenté. Tout le monde a crié à l’imposture mais il n’est jamais réapparu pour s’expliquer. Personne ne l’a revu et aucune trace de ses travaux n’a été retrouvée.
— Vous croyez qu’une telle invention, si elle était sérieuse, aurait pu passer à la trappe ?
— Ce n’est pas ce qui me pose problème, mon père. La voix nous a confié l’endroit où son corps est secrètement enseveli. Je vous demande la permission d’ordonner des fouilles au Brésil. Nous en aurons le cœur net.
Le supérieur parut hésiter.
— Pourquoi cette urgence ?
— Parce que Feilgueiras dit que Sandman est sur le point de faire bien pire.