Étendu sur son lit, Devdan remuait encore les lèvres. Il ne criait plus. Il articulait des mots mais aucun son ne sortait. Le front perlé de sueur, son visage dégageait quelque chose à mi-chemin entre la colère et la menace. Dans la pénombre de la petite chambre, Endelbaum l’observait, impressionné.
— Il ne nous entend pas ? demanda-t-il à voix basse à Thomas.
— Non, mon père. Il est toujours ainsi en fin de transe. Cette phase peut durer quelques minutes ou bien des heures. Il est épuisé.
L’infirmier passa devant les deux hommes, éteignit le magnétophone et prit le pouls du jeune homme.
— Son rythme cardiaque revient à la normale, commenta-t-il. Le mieux serait de le laisser se reposer maintenant. Je vais rester avec lui.
Endelbaum acquiesça et se leva.
— J’en ai suffisamment vu et entendu, décida-t-il.
Au bout de quelques mètres dans le couloir, Thomas à ses côtés, il s’immobilisa, toujours sous le coup de ce dont il venait d’être le témoin.
— Cette crise-là était-elle particulièrement violente ? demanda-t-il.
— Pas plus que les autres depuis que le corps a été découvert.
— Mon Dieu… Nous ne savons décidément rien des arcanes de l’esprit. Qui peut dire si c’est une maladie ou un don ? J’ai beau lire des rapports sur ce genre de cas toutes les semaines, tout ceci reste très perturbant.
— L’écart entre la théorie et la pratique, mon père. Vous parlez de maladie ou de don. Savez-vous ce que signifie Devdan chez les Hindous ?
— Non.
— Don de Dieu.
— Vous croyez au hasard, Thomas ?
— Serais-je un bon compagnon du Christ dans ce cas ?
— Avez-vous remarqué la façon dont la haine déforme le visage de ce garçon lorsqu’il prononce le nom de Sandman ?
— Je l’ai noté depuis le début. Le plus troublant, c’est que si vous parlez de Sandman à Devdan lorsqu’il est conscient, il ne réagit absolument pas. Dans son état normal, il n’a aucune idée de qui est cet homme.
— Il va nous falloir faire appel à toutes les compétences de nos frères. Il faut être clair, simple et dire à chacun ce que l’on attend de lui. Nous devons nous concentrer sur la localisation de ce M. Sandman. Quel que soit son pays d’origine, nos accès aux fichiers internationaux devraient nous permettre de savoir d’où il vient. À moins d’être le diable, il est bien né quelque part.
Thomas regardait son supérieur en train d’essayer de se rassurer. Endelbaum ajouta :
— Cet homme doit payer des impôts, avoir une carte de crédit, un permis de conduire ou se soigner. On finira par le débusquer.
— Je me demande ce qu’il conviendra de faire lorsque nous l’aurons trouvé…
— Ceci dépasse nos prérogatives. De toute façon, nous n’en sommes pas là. Découvrons qui il est et ce qu’il trame, et nous informerons les autorités.
— Les quelques éléments que nous avons pu recouper à son sujet sont vraiment déconcertants. Si c’est effectivement un criminel, il est d’un genre très particulier. Le fait est qu’il se cache. Le neutraliser risque d’être compliqué.
— Ne nous emballons pas, Thomas. Nous sommes des chercheurs au service du bien de tous, pas des justiciers. Nous allons faire notre possible. C’est la première fois que nos différents services vont collaborer à une telle échelle.
— J’espère que ce sera suffisant…
— Plus de cinq siècles d’histoire, des milliers de frères à travers la planète, des compétences reconnues dans les plus grandes universités du monde : nous devrions arriver à faire face.
— Mon père, un homme que j’admire beaucoup m’a appris que se surestimer est le meilleur moyen de ne rien découvrir d’autre que son propre orgueil.
— C’est assez juste. Qui dit cela ?
— Vous.
Endelbaum leva les yeux au ciel et enchaîna :
— Quoi qu’il en soit, quand nous parlerons aux responsables de secteurs, vous me laisserez faire. Vous n’interviendrez que lorsqu’il sera temps d’expliquer ce que nous savons et ce que nous cherchons.
— Nous savons très peu et nous cherchons à éviter le pire.
— Pas d’ironie, Thomas. Depuis que cette histoire a débuté, je vous découvre sous un autre jour. Vous, si pondéré, si pragmatique, vous foncez désormais avec un peu trop d’empressement.
— Tout cela me bouleverse, je sens qu’il faut agir, et vite. Penser ou discuter ne sera pas suffisant.
— Comment pouvez-vous être si sûr de vous ?
— En d’autres circonstances, on appelle cela une intuition, ou la foi.
Thomas Schenkel jaugea son supérieur afin de savoir s’il pouvait oser dire ce qu’il pensait au plus profond de lui.
— Mon père, j’ai l’étrange pressentiment que tout ce que nous sommes, tout ce que l’ordre a pu apprendre et tout son pouvoir existent uniquement pour éviter cette catastrophe-là.