Jenni se réveilla en sursaut lorsque les roues de l’Airbus accrochèrent la piste. À travers le hublot, elle vit d’abord les lumières de l’aéroport d’Ottawa qui scintillaient dans un léger flou. Le jour n’était pas encore levé. L’avion qui roulait, agité de vibrations, inversa la poussée de ses réacteurs pour décélérer. Il bifurqua ensuite sur une voie de dégagement, vers le terminal.
Jenni s’étira en bâillant. Pendant que le bras passerelle s’arrimait à la carlingue, elle se redressa non sans difficulté, récupéra sa petite valise dans le coffre à bagages et prit son tour dans la file de passagers pour quitter l’appareil. Par des couloirs vitrés, elle suivit le flot de voyageurs jusqu’au hall d’arrivée où, devant les guichets des douanes, d’interminables queues s’étiraient déjà. C’est alors qu’elle remarqua un homme à l’écart portant un écriteau à son nom. Elle s’approcha :
— Bonjour, je suis Jenni Cooper.
— Bonjour, mademoiselle. Un hélicoptère vous attend pour vous conduire auprès de M. Brestlow.
L’homme fit signe à un agent des douanes qui vint effectuer les formalités d’immigration. Quelques minutes plus tard, Jenni montait dans un hélicoptère d’un blanc immaculé.
— Une petite heure et vous y serez, annonça l’homme à l’écriteau. Je vous souhaite bon vol.
L’hélico décolla. Jenni n’en était plus à son baptême et fit instinctivement la comparaison. Cet engin-là était plus rapide, à moins que le pilote ne soit plus nerveux. Ils dépassèrent les faubourgs d’Ottawa et gagnèrent le nord. L’hélico suivait une trajectoire parfaitement rectiligne, survolant de grandes étendues déjà enneigées en ce début d’hiver. Les paysages immenses étaient balafrés par des autoroutes encombrées de véhicules et de camions beaucoup plus longs que ceux que Jenni avait l’habitude de voir. Rapidement, ils s’engagèrent au-dessus d’espaces encore plus vastes avec de moins en moins de routes. Le ciel était d’un blanc laiteux.
Le vol ne dura pas tout à fait une heure. La fin du parcours se fit alors que le soleil était déjà levé, au-dessus d’infinies forêts parsemées d’une multitude de lacs nichés entre des massifs montagneux beaucoup plus accidentés que ceux d’Écosse.
Le pilote pointa du doigt une lointaine construction surplombant un lac gelé.
— La résidence Brestlow.
L’endroit était vraiment isolé, et plus l’hélico approchait, plus ce que Jenni avait pris de loin pour un chalet de taille modeste apparaissait comme une propriété gigantesque. La piste de l’héliport privé était située en retrait. Pendant la manœuvre d’approche, le vent qui balayait la forêt infligea quelques turbulences à l’appareil. Sur le bord de la piste, deux hommes attendaient dans le tourbillon des flocons soulevés par les pales. L’engin se posa sans le moindre heurt et le pilote coupa les rotors. Déjà le panneau latéral s’ouvrait, laissant pénétrer l’air glacial. Un homme tendit la main à Jenni :
— Bienvenue au Domaine, mademoiselle Cooper. Vous n’êtes pas très couverte. Veuillez me suivre.
Jenni traversa la piste en grelottant jusqu’à un luxueux 4 × 4 dont on lui ouvrit la portière arrière. Par une petite route serpentant dans la forêt enneigée, elle fut conduite à l’entrée du bâtiment principal. Le porche monumental était fait de troncs, à l’image d’une cabane de trappeur géante. L’édifice aux multiples ailes et décrochements était entièrement construit en rondins dans la plus pure tradition canadienne. Recouvert d’un épais manteau de neige, l’endroit ressemblait à ces hôtels de luxe que l’on trouve dans les stations de ski pour milliardaires. Le chauffeur escorta Jenni jusqu’à la porte d’entrée. Dans une bouffée d’air tiède, elle se retrouva dans un hall dallé d’ardoise, face à une large cheminée au feu vif qui en occupait le centre.
Une très belle jeune femme se présenta à elle :
— Soyez la bienvenue à la résidence Brestlow, mademoiselle Cooper. Je suis Tracy. Pas trop fatiguée par le voyage ?
Jenni remarqua la beauté de son hôtesse. Avec ses yeux gris, sa longue chevelure et sa taille de guêpe sanglée dans un tailleur-pantalon noir, Tracy ressemblait à un top model. Jenni répondit :
— Non, ça va, merci. J’ai beaucoup dormi dans l’avion.
— Vous avez rendez-vous avec M. Brestlow à 10 heures ce matin. Je vais vous conduire à votre chambre.
La jeune femme se chargea de la valise de Jenni et ajouta :
— Vous avez le temps de vous reposer un peu et si vous souhaitez vous délasser, la piscine est à votre disposition et un petit déjeuner vous attend au salon. Je vais vous montrer rapidement.
Tracy escorta Jenni au cœur du bâtiment. Sur les murs étaient exposées de très spectaculaires photos de technologies mises en scène : des composants électroniques pareils à des œuvres d’art, des plantes éclairées comme des vitraux, des textiles ondulant tels des paysages. Un luxe discret se dégageait de chaque détail. La chambre de Jenni était située à l’étage. Tracy s’arrêta devant la porte et expliqua :
— Ici, vous n’aurez pas besoin de clé.
La jeune femme désigna une minuscule caméra au-dessus de la porte :
— Vous serez automatiquement reconnue visuellement.
La porte s’ouvrit. Tracy invita Jenni à entrer.
— Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas.
Jenni remercia son hôtesse et pénétra dans la chambre. La porte se referma toute seule derrière elle. Elle ne s’attendait pas à arriver dans un endroit pareil et se sentait dépassée par tout ce qu’elle découvrait. Aucune des rares informations qu’elle avait pu trouver sur Brestlow ne l’avait préparée à cela. Tout lui paraissait irréel. Elle regarda autour d’elle. La suite était au moins trois fois plus grande que son appartement. Un mobilier traditionnel en bois, mais agrémenté de quelques gadgets dont elle ne parvenait pas toujours à deviner l’usage. Le plus saisissant restait la vue. Par les baies vitrées, Jenni dominait la forêt de sapins enneigés et le lac gelé en contrebas. Le panorama s’étendait jusqu’à la lointaine montagne située en face, dont le sommet se perdait dans les nuages. Sur la rambarde de son balcon, le petit bourrelet de neige était piqueté de traces de pattes d’oiseaux.
Posée sur le lit king-size, sa modeste valise ressemblait à un jouet d’enfant. Jenni défit son bagage et prit une douche après avoir vérifié qu’il n’y avait pas de caméra au-dessus de la porte de la salle de bains. Une fois rafraîchie, elle décida de descendre au salon. En empruntant seule les couloirs déserts, elle éprouva une drôle de sensation. Le grand bâtiment avait tout d’un hôtel dont elle aurait été l’unique cliente. Lorsqu’elle pénétra dans ce qui ressemblait à un bar, une autre jeune femme fit son apparition :
— Bonjour, je suis Tanya. Un breakfast vous ferait plaisir ?
Cette jeune femme-là était au moins aussi belle que Tracy. Mince, grande, des jambes interminables, et tout aussi bien apprêtée. Si Scott avait été là, il aurait sans doute plaisanté en demandant s’ils étaient arrivés chez un consultant industriel ou bien dans une agence de mannequins…
Tanya l’installa à une table face au paysage. Jenni avait du mal à croire que cet environnement puisse constituer le quotidien de quelqu’un. Dans le milieu où elle avait grandi, le seul moyen de voir ce genre de lieu était d’aller au cinéma ou de gagner à la loterie. Elle avait la sensation de rêver. Pourtant, elle n’en avait pas envie. Ses inquiétudes, l’indice et la raison de sa présence ne l’autorisaient pas à s’abandonner à ce décor incroyable.
Tanya la tira de ses réflexions.
— Thé ou café ?
— Thé, s’il vous plaît.
— Je peux vous proposer du thé de Chine jaune de Hunan ou un Darjeeling d’Ambootia.
Jenni n’en connaissait aucun.
— Le Darjeeling sera parfait.
Tanya disparut. Jenni crut apercevoir un cerf entre les sapins. Quelques minutes plus tard, Tanya revint avec un plateau :
— J’ai pris la liberté de vous faire préparer des shortbreads, déclara-t-elle avec un sourire complice. Je ne suis pas certaine qu’ils seront aussi bons que ceux que l’on trouve chez vous en Écosse. Au pire, vous pourrez toujours les noyer dans le sirop d’érable. Pour ça, nous sommes très doués !
— Je suis certaine qu’ils seront parfaits.
Elle croqua une bouchée. Le sablé était très bon, mais elle avait l’estomac noué. Elle s’en tint au thé. À mesure que l’heure du rendez-vous approchait, Jenni sentait la pression monter en elle. Sans doute à cause des enjeux, peut-être aussi en raison du lieu qui imposait quelque chose de très fort malgré l’absence d’ostentation.
À quelques minutes de sa rencontre, Jenni essaya de se relaxer en observant la forêt. Pourtant, même les écureuils qui jouaient sur les branches enneigées ne parvenaient pas à la distraire.
— Mademoiselle Cooper ?
Jenni se retourna. Un homme se tenait à l’entrée du salon.
— Bonjour, répondit-elle légèrement, prête à le suivre vers le bureau de son patron.
L’homme ne bougea pas et lui tendit la main avec un sourire éclatant :
— Clifford Brestlow, enchanté de vous rencontrer. J’espère que vous avez fait bon voyage.
Jenni se troubla. Brestlow ne correspondait en rien à ce qu’elle s’était imaginé. Il était à peine plus âgé qu’elle, vêtu d’un complet noir très sobre mais de coupe élégante sur une chemise blanche ouverte. Un charme immédiat. Elle l’avait pris pour l’assistant. Un peu gênée, Jenni lui serra la main et nota la douceur de la paume, les ongles manucurés.
Brestlow déclara :
— Nous avons peu de temps et il va falloir entrer dans le vif du sujet.
— Je suis ici pour cela.
Jenni se retrouva dans un bureau comme elle n’en avait jamais vu auparavant. La pièce était sombre, ne comportait aucune fenêtre et seule une grande table ronde occupait tout le centre. Brestlow s’assit et l’invita à prendre place à sa droite.
Le plateau de verre du bureau était comme un écran dans lequel s’incrustaient des images, des rapports, des messages, des pages apparues par magie. D’un effleurement de la main, Brestlow les repoussa toutes et il ne resta qu’une grande surface lisse et noire.
— Très original, commenta Jenni.
— D’ici quelques années, on en verra sans doute partout. Mais pour le moment… Le fait de travailler sur les toutes dernières innovations de grands groupes industriels offre parfois quelques avantages.
— Scott et moi vous sommes très reconnaissants de vous occuper personnellement de notre dossier.
— Votre démarche a quelque chose de philanthropique et je préfère superviser ces affaires-là par moi-même. Mes avocats spécialisés et mes équipes sont très compétents, mais ils ont parfois trop le sens des affaires. Il va falloir m’expliquer les choses simplement.
— J’ai apporté toute notre documentation. Par où souhaitez-vous que nous commencions ?
— Ce qui compte en premier lieu, c’est la définition de ce que vous voulez breveter.
— On devrait y arriver. Cette étape va-t-elle durer longtemps ? Parce qu’il y a urgence…
— C’est une phase cruciale, il ne faut en aucun cas la bâcler. Avez-vous déjà entendu parler d’Antonio Meucci ?
— Non, qui est-ce ?
— Un inventeur d’origine italienne. Son histoire va tout de suite vous éclairer sur l’importance de ce que nous avons à faire. Le 12 décembre 1871, M. Meucci déposa un « pré-brevet » parce qu’il n’avait pas les moyens d’en déposer un en bonne et due forme. Par la suite, il entra en contact avec des industriels que son invention pouvait intéresser, mais aucun ne lui répondit. Trop visionnaire, sans doute. Quelques années plus tard, c’est finalement Graham Bell qui parvient à déposer un brevet complet pour une invention dénommée « le téléphone ». Tout le monde s’accorde aujourd’hui sur le fait qu’au minimum, Bell s’est très largement inspiré des travaux de Meucci. Le véritable inventeur du téléphone est mort ruiné. Bell a donné naissance à un empire qui, un siècle et demi plus tard, est devenu l’une des industries les plus riches et les plus puissantes de notre monde. Tout mon travail consiste à ce que personne ne puisse vous dérober vos droits.
— De quoi avez-vous besoin ?
— J’ai déjà parcouru votre dossier, il faudra sans doute m’expliquer certains points, mais le plus important est de déterminer ce à quoi votre découverte peut conduire. La définition de ce potentiel est essentielle.
La jeune femme commença :
— Aujourd’hui, l’OMS indique que plus de 27 millions d’individus sont atteints de démences de type Alzheimer dans le monde. Près de 70 % sont des femmes. Les pays industrialisés semblent être les plus touchés. 80 % des malades ont plus de 65 ans, cependant la part des jeunes est en augmentation rapide et régulière. Les projections de l’OMS tablent sur le doublement du nombre de patients d’ici cinq ans.
Brestlow la regardait intensément. Jenni poursuivit :
— Alors que nous faisions des recherches sur les facteurs pouvant influer sur le développement de la maladie, Scott et moi avons mis au point un système d’évaluation qui permet d’anticiper son évolution. Notre modèle est aujourd’hui assez précis pour prévoir la date à laquelle le patient perdra complètement l’esprit.
— Impressionnant.
Jenni reprit :
— Cet outil d’évaluation nous a permis depuis de nous rendre compte qu’au plan mondial, l’ampleur du mal est largement sous-estimée. Nous voyons se dessiner une menace sanitaire d’une gravité sans précédent. Selon nos toutes dernières extrapolations, on ne serait pas aujourd’hui à 27 millions d’individus atteints mais à environ 98 millions, tous stades confondus. L’augmentation annuelle ne serait pas de 8 % mais de 22 %… et l’évolution de la maladie est plus rapide chez les jeunes sujets, masculins semble-t-il.
Jenni précisa :
— L’indice lui-même permet d’évaluer les malades qui s’ignorent, et c’est sûrement déjà un marché économique très important. Aujourd’hui, dépister cette maladie devient presque aussi simple et fiable que mesurer la glycémie pour le diabète. Mais cela ne peut pas être une fin en soi. Autoriser son exploitation commerciale revient à brider la recherche. Son utilisation ne serait possible qu’en payant des fortunes aux exploitants, or nous pensons que, pour faire face au défi de cette maladie, chaque pays, chaque labo, chaque scientifique doit pouvoir se servir de cet indice comme d’un simple outil libre de droits. C’est à ce prix que nous aurons une chance de découvrir notre « insuline ». Scott et moi sommes convaincus qu’il en va de la sécurité de l’espèce humaine.
Brestlow écoutait avec attention. Jenni insista :
— Nous devons avoir les moyens d’une évaluation réaliste du nombre de patients et de l’enjeu sanitaire qui en résulte. Cette démarche doit être mondiale. Nous sommes face à un fléau qui concerne tous les pays. La divulgation de notre indice va permettre cette prise de conscience.
L’homme demanda :
— Vous rendez-vous compte de ce que vaut votre découverte et de ce qu’elle va déclencher ?
— Non, pas vraiment. Scott est convaincu que certains sont prêts à tuer pour prendre le contrôle de notre découverte.
— Et vous ?
Jenni ne répondit pas. Elle se demanda si c’était l’écrin ou l’homme qui lui faisait cet effet-là. Brestlow avait une façon particulière de s’exprimer et de se mouvoir, élégante, précise. Il n’avait pas peur de la regarder droit dans les yeux. Il ne ressemblait vraiment pas à ce qu’elle aurait pu imaginer. D’ailleurs, il ne ressemblait à aucun des hommes que Jenni avait jamais rencontrés.