Avec précaution, Desmond retira la perfusion du bras de son maître. L’échange sanguin était terminé.
— Vous avez l’air remarquablement en forme, monsieur.
L’homme ôta lui-même son masque à oxygène et répondit :
— Vous savez ce que je pense de ce genre de phrases…
— M’avez-vous une seule fois entendu vous le dire, monsieur ?
— Non, il est vrai. Soit vous changez au contact de tous ces flagorneurs…
— … Soit vous avez l’air réellement en forme.
Le vieil homme ne voulait aucun miroir chez lui, alors à défaut de pouvoir contempler son visage, il regarda ses mains puis ses bras :
— Je dois admettre que voilà des années que je ne me suis pas senti aussi bien.
— Vos récents succès vous renforcent encore. Votre position est désormais imprenable.
— Aucune position n’est imprenable, Desmond. N’oubliez jamais cela. Ce que vos ennemis ne vous prendront pas, le temps finira par le réduire en poussière.
Desmond se dirigea vers une petite armoire réfrigérante. Il en sortit une assiette sur laquelle étaient posés quatre toasts couverts d’une étrange gelée. Il la déposa près du fauteuil médicalisé de son patron.
— Vous devez en manger au moins deux, monsieur.
— Saloperie.
— Vous savez que cela vous fait du bien.
L’homme eut un mouvement d’humeur :
— Peut-être, mais ça ne me fait pas plaisir.
Il se ressaisit :
— Mais vous n’y êtes pour rien. Je n’ai pas à passer mes aigreurs sur vous.
— Aucune importance, monsieur.
— Détrompez-vous, Desmond. Ne vous méprisez jamais. Depuis toutes ces années, vous avez su vous rendre indispensable auprès du vieux bougon que je suis. Vous êtes cultivé, vous êtes attentionné. Aujourd’hui, je me vois mal vivre sans vous.
— Merci, monsieur.
— C’est un simple constat. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, vous êtes sans doute le plus proche ami que j’aurai eu et le seul capable de me succéder un jour.
Desmond regarda son maître avec surprise. L’homme se rendit compte que sa remarque avait ébranlé son secrétaire.
— C’est vrai, insista-t-il. Au début, votre emploi ici n’était qu’un gagne-pain. Vous étiez un simple salarié avant de devenir le plus proche. Après toutes ces années, c’est bien différent, je vous connais, vous me connaissez. Nous passons notre vie ensemble, à travailler.
Desmond se tenait droit devant le fauteuil. Il était extrêmement rare qu’il reste ainsi sans être occupé.
— Vous ne sortez même plus, reprit le vieil homme.
— Si Monsieur se souvient, les premières années, j’allais voir ma sœur dans le Montana, mais depuis son accident, je n’ai plus personne.
— Je m’en souviens, vous preniez le jet. Quelle tragédie…
— Nous n’avions jamais parlé de tout cela, monsieur.
— De notre lien ?
— Vous avez généreusement payé les obsèques de ma sœur, de son mari et de ses enfants, mais nous n’avions jamais abordé ce sujet.
— Il ne faut pas raviver les blessures, Desmond. Il faut toujours aller de l’avant. Vous savez, j’ai vu tellement de proches décrépir, disparaître…
— Pourquoi parlez-vous de succession, monsieur ? Vos bilans sont excellents. Auriez-vous quelque chose que j’ignorerais ?
— Desmond, vous en savez plus sur ma santé que moi-même.
— Vous dites que vous vous sentez mieux et vous parlez de succession…
— Ne vous emballez pas. Depuis que je travaille, je n’ai fait que constater les travers des humains et la vacuité de nos sociétés. Aujourd’hui, j’entrevois une solution. Pour la première fois de ma vie, je me dis que je vais peut-être arriver à changer les choses. Alors je subis moins cet insupportable sentiment de gâchis. Je crois que notre monde n’est pas forcément voué à se détruire lui-même. La nature est en train de se venger de ceux qui la saccagent et nous pouvons l’aider.
— Au prix des sacrifices que vous envisagiez ?
— C’est inévitable.