14

Eileen était repliée sur elle-même et jetait sans cesse des regards apeurés autour d’elle.

— C’est vous qui l’avez installée dans le noir, au fond de ce trou à rats ? demanda Kinross au général.

— Non. C’est elle. Dès qu’on rallume la lumière, elle se met à crier. Personne ne peut la toucher. Seule notre légiste féminine a réussi à lui donner à boire, mais elle est repartie hier. Depuis, cette gamine n’accepte plus personne. On dirait qu’elle a peur des hommes.

Kinross s’approcha d’elle lentement en lui parlant doucement.

— Tout va bien, mademoiselle. Vous vous appelez Eileen, c’est ça ? Je suis médecin. Je suis ici pour vous aider.

Eileen sembla réagir en entendant parler sa langue. Elle observa Kinross à la dérobée, puis détourna la tête brusquement pour ne plus le voir.

— Vous allez bientôt rentrer chez vous, mais avant, je dois vous examiner. Vous permettez ?

La jeune femme se recroquevilla encore un peu plus. Kinross commença à promener sa main sous ses yeux dans une série de mouvements précis et répétitifs, comme il l’avait fait pour l’homme qui l’avait agressé, puis il posa un doigt sur le bras de la jeune femme. Il recommença. Au moment où il achevait les mouvements de sa main, il tendit le doigt pour la toucher à nouveau mais Eileen anticipa et le repoussa.

Kinross eut un sourire :

— C’est très bien. Votre réaction est une excellente nouvelle. Vous êtes sans doute la seule vraie rescapée du drame qui s’est déroulé ici. Est-ce vous qui avez déclenché la balise d’alerte ?

La jeune femme ferma les yeux et enfouit sa tête entre ses bras en gémissant.

Kinross s’adressa au général :

— Nous sommes face à un magnifique syndrome de stress post-traumatique. Cette jeune femme a besoin de calme. On ne pourra rien faire pour elle ici. Il lui faut un environnement sécurisant, ses proches et du temps pour se reconstruire.

Le docteur se releva et déclara :

— Vu son état de prostration, j’imagine qu’elle n’est pas venue vous trouver…

— Elle était planquée au fond de la mine. Ses sanglots ont alerté mes hommes. Il leur a fallu plus d’une heure pour la localiser précisément. Elle croupissait près d’un type tué d’un coup de pioche. Il est dans le sac numéro 17. Pas beau à voir.

— Est-il possible de jeter un œil à l’endroit où cette jeune femme se cachait ?

— Sans problème. J’espère que vous n’êtes pas claustrophobe…


Lorsque l’ascenseur se mit en mouvement, Scott discutait avec l’expert minier et Hold sans prêter trop d’attention à la cabine rouillée qui s’enfonçait. Après de longues minutes de descente, il leva la tête et prit soudain conscience de la profondeur à laquelle ils se trouvaient. Un silence gêné s’installa. Les grincements de la machinerie résonnaient dans l’interminable puits.

— Vous vous demandez ce qui se passera si les câbles lâchent ou si on a un problème au fond ? fit le mineur.

— Je n’en étais pas encore là, répondit Kinross sans fausse pudeur, mais vous m’avez fait gagner du temps. Maintenant, je suis au bord de la panique.

— Ne vous en faites pas. Tout le monde réagit de la même façon. Il y a ceux qui ont le courage de le dire et les autres.

Lorsque la cage s’immobilisa brutalement, le docteur sursauta.

— Dernier étage, tout le monde descend !

Le spécialiste minier guida Kinross et Hold dans le dédale souterrain. Il était presque impossible de se repérer tant les galeries se ressemblaient. Partout les mêmes parois terreuses, les mêmes câbles courant de lampe en lampe, et aux intersections, des panneaux indicateurs délabrés couverts de symboles hermétiques aux néophytes. Le silence ouaté écrasait les tympans, ponctué par le bruit mat des pas. Le trio marcha jusqu’à l’entrée d’un boyau béant. Le guide le désigna du doigt :

— C’est tout au fond que les militaires ont découvert la fille.

Le tunnel était obscur au point qu’il en devenait impossible de savoir s’il s’étirait loin, tournait ou conduisait à une oubliette. Il y flottait une odeur de cadavre et d’excréments. Le docteur demanda :

— Pourquoi n’y a-t-il pas d’éclairage dans cette partie ?

— Le percement est récent et cette section n’a pas encore été complètement équipée. Ils devaient y tester un nouveau matériel de détection de métal par ondes. Si cela ne vous embête pas, je préfère vous attendre ici…

Kinross comprit. L’ingénieur se dépêcha de placer un mouchoir sur son nez. Kinross et Hold allumèrent leurs lampes-torches et s’engagèrent dans le boyau. Les deux faisceaux balayaient les parois brutes et le sol jonché de matériel.

— Vous imaginez son état ? commenta Kinross.

Sa voix était sans aucun écho. Il reprit :

— Elle devait être poursuivie, terrifiée. Elle a couru jusqu’à atterrir dans ce cul-de-sac.

— Si je peux me permettre, docteur, je crois qu’elle n’est pas arrivée ici par hasard. À sa place, j’aurais moi aussi cherché un endroit pour me cacher. Elle aurait pu continuer plus loin, mais c’est l’obscurité qui l’a attirée.

Kinross tomba sur un panneau bleu à chiffres blancs posé au pied de la paroi. Le numéro 17. Au sol, et bien que la terre l’ait en grande partie absorbée, on distinguait nettement la trace d’une large flaque foncée. Hold éclaira les alentours immédiats et découvrit des fers à coffrer, puis, juste à côté, une pioche. La pointe de l’outil était couverte de sang séché. Il s’accroupit pour l’étudier de plus près.

— Sans doute l’arme du crime, fit-il. La fille a dû frapper de toutes ses forces. Regardez la trace sur le pic : la pointe a pénétré dans le corps de son assaillant d’une bonne quinzaine de centimètres.

— Pas étonnant qu’elle soit en état de choc. Il lui faudra sûrement des années pour surmonter ça, si elle y parvient. Et on ne sait rien de ce qu’elle a enduré pendant les jours qui ont précédé. La plupart de ceux qui survivent à ce genre de choses n’en parlent jamais…

Les deux hommes progressèrent encore jusqu’à atteindre le fond de la galerie. Plus qu’ailleurs, la terre portait des marques de piétinement et dans l’angle de droite, les murs poussiéreux présentaient des marques de frottement.

— Elle était tapie là, sans doute accroupie, en déduisit Kinross. Comme une bête traquée…

— Vous avez l’air secoué, docteur. Souhaitez-vous qu’on remonte ?

— Ça va aller. Vous savez, dans un hôpital, vous êtes témoin des effets de la maladie ou de la violence, mais jamais de ce qui les engendre. On m’aurait amené cette fille dans mon service, j’aurais pu être objectif, faire preuve d’une distance clinique. Mais ici, c’est différent…

— Cette fille a tué pour se défendre, docteur. Elle a agi par pur instinct de conservation.

— Ce n’est pas qu’elle ait tué ce type qui me contrarie le plus, David. C’est la raison pour laquelle cet homme s’en est pris à elle.

— Il était devenu fou.

— Comme presque tous les gens qui vivaient sur cette exploitation.

— Vous avez une idée de ce qui a pu déclencher ça. N’est-ce pas ?

Kinross n’avait pas envie de répondre. Il éclairait la galerie. Tout à coup, il repéra une inscription sur la paroi.

— Regardez…

Hold braqua sa torche. Des lettres d’un brun sombre avaient été maladroitement tracées sur la roche. Kinross les déchiffra à haute voix :

— « Nous étions les hommes »…

Hold s’approcha, gratta délicatement la base d’une lettre.

— C’est du sang.

Sur la droite, comme une signature, Eileen avait apposé sa main. Cette paume et ces doigts peints sur la paroi brute rappelaient les dessins préhistoriques. Kinross était à la fois fasciné et bouleversé. Il imaginait la scène : cette jeune femme éduquée, socialement intégrée, plongeant ses doigts dans le sang de l’homme qu’elle venait de tuer pour laisser un ultime message…

— Elle était convaincue qu’elle ne ressortirait jamais de ce trou, fit-il. Ce qu’elle avait vécu était trop inhumain. Pour elle, c’était la fin du monde. Cette fille les a tous vus perdre la raison, elle a vu où cela conduisait.

— Vous ne m’avez pas répondu, docteur. Vous savez ce qui s’est passé ?

— Je crois que oui, David. Jenni m’a fait part d’une hypothèse et ce qui s’est passé ici pourrait bien lui donner raison. Depuis qu’elle m’en a parlé, je ne dors plus. Si nous voulons survivre, il va falloir comprendre — tant que nous avons encore un esprit pour le faire…

Загрузка...