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— Non mais tu peux le croire ? Quels abrutis !

Jenni ne décolérait pas. Elle arpentait son salon en faisant de grands gestes. Scott l’écoutait, installé dans le canapé. Paradoxalement, il aimait bien la voir dans tous ses états. Jenni avait alors un regard particulier, plus dur, plus bleu, et ses gestes d’habitude si harmonieux gagnaient en amplitude et en tension. La jeune femme tempêtait :

— Même pas un rendez-vous ! Et au téléphone, tu as l’impression de les déranger. Ce sont des incapables. Cette condescendance dans leur voix m’exaspère. On t’écoute parce qu’il le faut bien mais ils n’en ont rien à faire ! Selon cet attaché du ministère à la noix, il faudra une commission pour décider si l’avis de la sous-commission mérite que l’on crée un comité pour statuer sur l’intérêt de nos travaux ! Pas étonnant qu’il n’y ait plus de véritables recherches. À ce rythme-là, ils liront nos rapports dans deux ans et de toute façon, ils n’y comprendront rien puisqu’ils ne sont pas de la partie ! Saloperie de gestionnaires incultes !

Scott était content d’être chez Jenni. Il aimait bien son appartement. Pourtant, il n’avait pas souvent l’occasion d’y venir. Ici, tout était simple, à sa place, sans pour autant être banal. Il n’y avait ni le désordre, ni les souvenirs qui l’empêchaient de tourner la page chez lui. Même dans un moment pareil, l’endroit offrait de la quiétude, l’impression d’être chez soi. C’était encore plus vrai quand Nelson, le chat, rôdait dans les parages. Pour l’instant, le félin était invisible. Il était arrivé chez Jenni juste après sa rupture avec Mark. Scott trouvait qu’elle n’avait pas perdu au change. Nelson était plus doux, probablement plus intelligent et plus agréable à regarder manger. Il n’y avait que sur la moustache que Mark avait l’avantage.

— Que comptes-tu faire ? demanda Kinross.

— Je n’en sais rien ! C’est ça le pire. On a un résultat exploitable qui révèle sans doute une urgence sanitaire et ouvre la voie vers une nouvelle direction de recherche, mais tant qu’on sera confrontés à des bureaucrates bornés, cela ne servira à rien. Et pendant ce temps-là, la maladie gagne du terrain !

La jeune femme s’arrêta devant sa fenêtre. Ce soir, même la vue sur les magnifiques collines d’Holyrood Park n’allait pas réussir à l’apaiser. Jenni se retourna vers Scott. Lorsque la jeune femme l’avait appelé, il croyait qu’il était le plus énervé des deux, mais l’entendre au téléphone l’avait instantanément calmé.

— Viens t’asseoir, lui dit-il en tapotant le fauteuil voisin.

Elle s’y laissa tomber et replia ses jambes sous elle. Scott la dévisageait avec quelque chose qui n’était pas loin de la tendresse. Elle finit par sourire.

— On est mignons, ironisa-t-elle.

Jenni se détendit légèrement. Nelson apparut alors, s’étirant après une sieste. Le chat sauta sur le sofa. Kinross l’attrapa et caressa son pelage gris et blanc, à demi angora.

— Et toi alors ? demanda Jenni. C’était qui, ce type déguisé en malade ?

— Lui au moins n’était pas du genre à attendre les résultats de la sous-commission ! Il est quand même gonflé.

— Et il t’a proposé sa fortune si tu le soignais ?

— En gros, oui.

— Et c’est quoi sa fortune ?

— Aucune idée, et je ne le lui ai pas demandé. J’étais bouleversé par le basculement de Maggie Twenton. Et puis je n’ai pas vraiment apprécié son traquenard. Tu l’aurais vu, caché sous son drap, avec son espèce de garde du corps qui passe à peine dans les portes ! Si j’attrape celui qui l’a fait entrer…

Jenni se leva pour rejoindre l’ordinateur posé sur sa table de travail.

— Comment as-tu dit qu’il s’appelait ?

— Greenholm. William Greenholm.

Elle entra le nom dans le moteur de recherche. Il ne fallut pas longtemps pour que l’ordinateur affiche les résultats. La jeune femme siffla en découvrant la réponse :

— Tu aurais peut-être dû accepter… On va essayer de trouver une photo, histoire de vérifier que c’est bien lui que tu as vu.

Scott la rejoignit. Au premier cliché qui apparut, il le reconnut formellement.

— Pas de doute. Il est un peu plus âgé mais c’est lui.

Jenni consulta sa fiche tirée du site World Economy :

— « William Greenholm, 135e fortune mondiale au dernier classement, ingénieur chimiste de formation… »

— On fait fortune en étant ingénieur ?

— « Son père inventa le Scotch Brite pour la 3M. Pour la petite histoire, c’est même parce qu’il est écossais que le produit s’appelle “Scotch”. »

— Le tampon à récurer ?

— C’est ça. Apparemment, le fils a lui-même fait de brillantes études qui lui ont permis de mettre au point le tissu microfibre pour la même société.

— C’est marrant. De père en fils, ils ont inventé des trucs auxquels personne ne fait jamais attention mais que tout le monde utilise chez soi.

Jenni reprit sa lecture :

— « Quelques mécénats, sans enfants, déteste les mondanités, il vit sur les dividendes des brevets familiaux. Il a remporté deux fois le prix du progrès social décerné par le Bureau International du Travail. »

Kinross siffla ironiquement.

— Quand je pense que j’étais avec lui ce matin et que je ne lui ai même pas demandé un autographe… Et sa fortune ?

— Ils disent juste : « milliardaire ».

— Je ne suis vraiment pas doué pour les affaires…

Jenni posa ses mains bien à plat sur son bureau. Scott connaissait ce geste. Jenni le faisait chaque fois qu’elle avait quelque chose de très personnel à dire. Elle l’avait fait lorsqu’elle était venue lui proposer d’associer leurs recherches. Elle l’avait fait à nouveau lorsqu’elle lui avait annoncé l’accident qui avait coûté la vie à son frère. La dernière fois, c’était quand elle lui avait annoncé son intention de rompre avec Mark.

— Tu penses que j’ai eu tort d’avoir envoyé balader ce type, c’est ça ?

— J’aurais sans doute fait pareil, concéda-t-elle.

— Telle que je te connais, tu l’aurais même certainement frappé !

— Tu devrais peut-être lui passer un coup de fil pour savoir ce qu’il veut vraiment…

Scott s’attendait à cette remarque.

— Je sais déjà ce qu’il veut : se faire soigner. Je lui ai demandé de prendre rendez-vous.

— Tu as déjà vu beaucoup de patients qui donneraient tout ce qu’ils possèdent pour être guéris ?

— Pas lorsqu’ils en sont aux premiers stades comme semble l’être cet homme. Mais quand les choses s’aggravent, c’est assez fréquent.

Le portable de Jenni se mit à sonner. Une chanson de Simon et Garfunkel.

Scott leva les bras au ciel :

— Non mais c’est quoi cette sonnerie ?

— Tu permets ? lui répondit Jenni en prenant l’appel.

Scott ajouta à voix basse et en articulant pour qu’elle puisse lire sur ses lèvres :

— Si c’est encore une de tes copines pour te raconter ses problèmes de mecs pendant des heures, je me sauve…

Jenni lui fit signe d’attendre.

— Professeur Cooper ? fit une voix masculine.

— Elle-même.

— Pardonnez-moi de vous contacter sur votre portable, mais je crois que nous devrions nous rencontrer rapidement.

— À quel sujet ?

— Vous avez eu cet après-midi un entretien avec Ian Mitchell, l’attaché du service général de santé. C’est lui qui m’a transmis votre numéro.

— Qui êtes-vous ?

— Je m’appelle Robert Falsing et je travaille pour Nutemus Corporation.

— Connais pas. Que voulez-vous ?

— Appuyer les recherches que vous menez avec le docteur Kinross et aider à la diffusion de vos travaux. Je crois que c’est ce que vous souhaitez ? Vous venez d’obtenir des résultats prometteurs, n’est-ce pas ?

— Prometteurs n’est pas forcément le terme que j’aurais choisi…

— De quoi s’agit-il ?

— Difficile d’en discuter au téléphone, et puis je dois avoir l’accord du docteur Kinross, nous sommes associés.

L’homme ne répondit pas immédiatement.

— Quand pensez-vous pouvoir lui en parler ?

Sa voix avait changé.

— Pas avant demain matin. On vous rappelle ensuite.

L’homme lui confia son numéro de portable et mit rapidement fin à la conversation. Jenni posa son téléphone.

— Qu’est-ce que c’était ?

— Une grosse firme que notre travail intéresse.

— Ils sont incroyables. Ils te harcèlent sur ton numéro perso.

Jenni semblait contrariée. Scott le remarqua :

— Un truc qui cloche ?

— Deux points me chiffonnent : le premier, c’est que les instances officielles n’ont pas eu l’air de réagir à ma demande d’alerte sanitaire, mais qu’elles ont quand même aussitôt repassé le dossier à un groupe pharmaceutique privé.

— Et le deuxième ?

— Quand je lui ai dit que je ne pouvais pas t’en parler tout de suite, j’ai eu l’impression qu’il savait que tu étais là… Je sais, ça a l’air dingue mais j’ai vraiment eu la sensation qu’il n’était pas dupe de mon mensonge.

— Effectivement, ça a l’air dingue. Écoute, les dernières heures ont été éprouvantes, je t’emmène manger un morceau et on verra ensuite.

Jenni se tourna vers les collines. D’une voix étonnamment calme, elle déclara :

— Scott, tu réalises que nous sommes peut-être les premiers à comprendre ce qui est en train d’arriver à notre propre espèce ?

— Je n’arrête pas d’y penser.

Elle croisa son regard.

— Et qu’est-ce que ça te fait ?

— Peur.

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