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Installée au salon en attendant Clifford, Jenni contemplait la tempête de neige, à l’abri des baies vitrées. Depuis la nuit précédente, avec constance, d’énormes flocons blancs s’abattaient en rangs serrés. Les branches pliaient sous leur poids, les reliefs disparaissaient, ensevelis sous l’impressionnante couche. Sur la terrasse, les chaises et la table étaient noyées dans la marée blanche. L’absence de vent rendait la scène encore plus paradoxale. Observé un à un, chacun de ces petits cristaux duveteux planait doucement pour venir se poser sans violence. Pourtant, dans leur ensemble, ces milliards de flocons envahissaient tout avec une puissance aussi tranquille qu’implacable.

Tanya déposa le plateau sur la table et confia :

— Ils ont un dicton dans le coin : « Si les écureuils ne sortent plus, c’est que la tempête va durer. » Je ne les ai pas vus depuis deux jours.

— Ça arrive souvent ?

— Je ne suis là que depuis huit mois, mais j’ai une collègue qui m’a raconté qu’une fois, ils sont restés bloqués plus d’une semaine.

Brestlow entra.

— Bonjour, mesdemoiselles. Tanya, voulez-vous me préparer un café, un vrai, s’il vous plaît. Après la nuit que j’ai passée, j’ai besoin de quelque chose de fort.

Il prit place aux côtés de Jenni.

— C’est une belle tempête que nous avons là, fit-il.

— Si on en croit les écureuils, elle risque de durer.

— Possible. Mais nous avons de quoi tenir. En revanche, pour les communications, nous sommes coupés du monde. Les hommes de la maintenance s’activent à réparer. Notre relais aurait gelé suite à une infiltration d’eau. Plus les technologies sont évoluées, plus elles sont fragiles ! Heureusement que nous avons déjà envoyé les dossiers de brevets. Dès que les liaisons seront rétablies, vous pourrez joindre le docteur Kinross et moi, je pourrai reprendre mes rendez-vous.

Brestlow se pencha vers Jenni :

— Avez-vous réfléchi à ma proposition ?

La jeune femme sourit :

— Pour être honnête, Clifford, je ne fais même que ça. À ma grande honte, il m’arrive même d’en oublier la maladie. Je ne sais pas si c’est le fait d’avoir déposé les brevets ou notre rencontre, mais ici, j’ai repris espoir.

— J’espère en être responsable. Vous êtes importante pour moi.

— Il faut que je retourne à Édimbourg. Je ne peux pas laisser tomber Scott. Je vais essayer de trouver une autre façon de travailler pour pouvoir revenir.

— J’en suis heureux.

— Il me faudra peut-être un peu de temps…

— Je vous attendrai. J’ai moi aussi besoin de trouver une autre façon de travailler. Ensemble, nous pourrons prendre du recul, vivre un peu.

Brestlow effleura le poignet de la jeune femme sans se permettre pour autant de lui prendre la main. Elle appréciait cette réserve, cette retenue.

Tanya revint avec un second plateau et fit le service. Jenni attendit qu’elle s’éloigne pour demander à Clifford :

— Vous disiez avoir mal dormi…

— Affreusement mal ! Si vous arrivez à oublier cette maladie, moi, j’y pense de plus en plus.

— J’en suis désolée.

— Vous n’y êtes pour rien. Vous croyez vraiment qu’elle pourrait avoir un impact aussi lourd dans le monde ?

— Sincèrement, oui. Mais bientôt, les équipes médicales pourront travailler plus efficacement grâce à notre indice, et c’est un sacré pas en avant contre la maladie.

— Vous imaginez ce qui se serait passé si vous n’aviez rien découvert ?

— Peut-être que quelqu’un d’autre l’aurait fait. Dans l’histoire, il y a toujours eu quelqu’un pour apporter la solution aux pires épreuves. Cette fois, le destin a décidé que ce seraient Scott et moi qui donnerions le coup d’envoi. Ma grand-mère était très croyante, elle aurait sans doute dit que Dieu nous avait confié cette mission-là.

— Vous le pensez ?

— J’espère ne pas vous choquer, Clifford, mais j’ai vu suffisamment d’injustices dans ma vie pour douter de l’existence de Dieu. Je crois que s’il y a un problème, nous avons intérêt à le résoudre nous-mêmes, parce que personne ne viendra faire de miracle.

— Vous avez déjà envisagé ce que ces maladies proliférantes changeraient à notre monde si on ne les arrêtait pas ?

— Pas vraiment. Peut-être parce que cela nous fait trop peur. Quand vous voyez des malades, parfois violents, et que vous vous dites que la moitié de la population peut être comme eux en moins de dix ans, les images qui vous viennent sont pires que celles des films d’horreur.

— Beaucoup de vos collègues, et certains très réputés, estiment que les maladies apparaissent pour réguler les espèces…

— Les hommes ont survécu à la peste, au choléra, à toutes les épidémies.

— Celle-là est différente, elle est plus puissante.

— C’est vrai. Elle ne tue pas le corps, elle efface l’esprit. J’observe ses effets, son pouvoir, et je suis terrifiée. Comment choisit-elle ses proies ? Sommes-nous ses victimes ou l’avons-nous engendrée ? J’aimerais bien avoir l’avis de ma grand-mère là-dessus.

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