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Après l’avoir conduite un étage plus bas, Brestlow invita Jenni à pénétrer dans sa bibliothèque. Cette pièce-là n’était pas du même style que les autres. Une densité s’en dégageait, un foisonnement qui contrastait avec le dépouillement du reste de la résidence. Des éclairages ponctuels mettaient en valeur les alignements de meubles remplis de livres. Certains ouvrages semblaient très anciens. Il flottait une légère odeur de papier et de cuir. Dans un angle, sur un modeste bureau de bois, deux volumes étaient ouverts à côté d’une feuille couverte de notes.

— Ce bureau-là est moins spectaculaire que ma version high-tech, plaisanta Brestlow. C’était celui de mon père quand il faisait ses études.

Jenni parcourut les rayonnages des yeux. Elle y reconnut quelques classiques en plusieurs langues, mais surtout de très nombreux ouvrages de référence, des dictionnaires, des encyclopédies du siècle passé.

— Si vous le souhaitez, déclara Brestlow, vous pourrez revenir ici, mais ce soir, ce n’est que la première étape de notre voyage.

Il s’approcha d’une section consacrée aux romans et tira sur la reliure de cuir repoussé d’une édition bibliophile du Comte de Monte-Cristo. Un déclic, et le meuble se décala pour laisser apparaître un passage.

— Je vous emmène vers un endroit que je ne partage avec personne. Je crois qu’il vous fera du bien. Il faudra pourtant me promettre de ne jamais en parler. Je pourrais avoir des ennuis…

— Votre confiance me touche, mais…

— Je sais ce que vous pensez, Jenni. Ou plutôt je devine ce que vous vous demandez. S’il vous plaît, faites-moi confiance.

Il lui tendit la main et l’entraîna dans l’étroit couloir secret jusqu’à un escalier métallique en colimaçon qui descendait.

— Aimez-vous l’histoire, Jenni ?

Déstabilisée par la situation et le décor, la jeune femme leva les yeux vers lui. Brestlow reprit :

— Avez-vous déjà entendu parler du Cabinet d’ambre ?

— Un salon aux murs recouverts de cette matière rarissime, dans un palais près de Saint-Pétersbourg, c’est ça ? Un chef-d’œuvre disparu pendant la Seconde Guerre mondiale.

Brestlow atteignit le bas des marches.

— Vous avez raison, Jenni, c’est un chef-d’œuvre. Et personne ne sait à quel point.

Ils étaient arrivés dans un vestibule aux parois tapissées de velours rouge sombre. Brestlow écarta un pan du tissu derrière lequel se cachait la porte qui conduisait à son trésor. Il l’ouvrit. Jenni découvrit une salle modeste mais dont les murs renvoyaient un éclat particulier aux nuances translucides allant du jaune au brun. Aucun meuble, excepté une banquette ancienne capitonnée posée au centre. Cette pièce enfouie au cœur de la montagne s’apparentait davantage à un écrin qu’à un salon. Brestlow s’effaça pour laisser entrer Jenni. Elle s’avança en tournant sur elle-même. La salle était entièrement tapissée de panneaux d’ambre marqueté. Partout, la précieuse résine fossilisée était sculptée, polie, jouant sur les camaïeux de ses couleurs chaudes. Au-delà du style chargé, Jenni sentit que l’endroit dégageait quelque chose d’extraordinaire, d’étrangement palpable.

— On l’appelait la huitième merveille du monde, expliqua Brestlow. Elle fut offerte au tsar Pierre le Grand par Frédéric Ier de Prusse en 1716. Installée au palais Catherine, elle acquit une renommée internationale. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les troupes allemandes la démontèrent pour la transporter à Berlin sur les ordres de Hitler. C’est alors que l’on perdit sa trace. Depuis, les experts se demandent encore si ce joyau absolu de près de sept tonnes a été détruit lors de l’incendie du château de Königsberg ou s’il est encore entreposé dans un endroit secret. Voilà quelques années, les Russes ont fabriqué une réplique. Mais sans les secrets des premiers créateurs, ce n’est qu’une pâle copie.

Brestlow passa délicatement la main sur l’une des parois :

— Caressez cette splendeur, sentez comme c’est tiède. Chaque atome de ce lieu est un miracle de la nature.

Avec précaution, Jenni posa d’abord l’extrémité de ses doigts, puis la paume. Le contact était doux, semblable à de la peau.

— Sans vouloir être indiscrète…

— Comment est-elle arrivée chez moi ? Mon père me l’a transmise. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, dans la débâcle allemande, quelques dignitaires nazis ont négocié leur fuite auprès d’un maréchal russe contre les vingt-neuf caisses dans lesquelles elle était entreposée. Quelques années plus tard, mon père le rencontra et lui sauva la vie dans des circonstances que j’ignore moi-même. N’ayant aucune descendance, ce maréchal lui offrit ce qu’il ne pouvait pas vendre.

— Vous n’avez jamais songé à la restituer ?

— J’étais prêt à le faire, Jenni. Jusqu’à ce que je découvre l’autre secret de cette chambre.

Il désigna la pièce d’un mouvement circulaire et reprit :

— Lors de son implantation au palais Catherine, l’installation fut supervisée par un architecte italien qui trouva judicieux d’alterner les panneaux avec des miroirs pour les adapter à la mode de l’époque et aux dimensions de la pièce préexistante. Cet homme se permit même de recouper certains panneaux et de faire sculpter d’autres armoiries dans l’épaisseur de la matière. Il ignorait ce que j’ai mis vingt ans à découvrir. Lors de mon travail sur différents brevets, j’ai appris une chose qui m’a convaincu de garder cette chambre et de la protéger. L’ambre possède des propriétés extraordinaires : les Celtes lui prêtaient des pouvoirs magiques, les Romains en tenaient contre eux lors d’épreuves importantes, les Chinois et les Grecs se sont aperçus qu’en la frottant, l’ambre attirait d’autres objets et produisait de petites étincelles. Thalès, le premier, étudia formellement ce phénomène. L’appellation grecque de l’ambre est d’ailleurs à l’origine du mot électricité. Cette chambre que beaucoup ont vue comme une luxueuse curiosité était en fait une sorte de cage aux propriétés très particulières qui a perdu son pouvoir lorsque des miroirs ont été intercalés. L’architecte, sans le savoir, a dépouillé la pièce de ses capacités en brisant la continuité de la matière. Elle est ici assemblée comme à son origine, sans aucun joint entre les différents panneaux de façon à former une enveloppe continue. Mon père et moi avons dépensé des fortunes pour remonter à ses vrais inventeurs et à leur savoir. Sans relâche, au gré des différentes découvertes sur lesquelles je travaillais, j’ai pu compléter la compréhension de cet incroyable dispositif. Mais plus que tout, j’ai pu expérimenter moi-même le pouvoir de la Chambre d’ambre.

Jenni avait cessé d’observer pour écouter son hôte.

— Cette pièce est une sorte de cocon, reprit celui-ci. L’ambre est une matière remarquablement réfractaire aux ondes. Cette pièce tout entière est un bouclier qui renvoie les ondes venues de l’extérieur tout en amplifiant celles émises à l’intérieur. Ici, vous vous entendez littéralement penser, vos émotions sont surmultipliées, vous dormez même mieux. Plus rien ne vient vous parasiter.

— Clifford, pourquoi me confiez-vous tout cela ?

— Parce que je crois que vous avez besoin de ce que cette chambre permet et parce que pour la première fois de ma vie, j’ai envie de le partager. Je vous propose de rester dormir ici, cette nuit, seule. Aucune onde ne doit venir troubler les vôtres, pas même celle de l’homme qui rêve de tout vous offrir. Ce que nous partagerons ensuite dépendra uniquement de vous.

Jenni s’approcha de Clifford et, sûre d’elle comme elle l’avait rarement été, tendit la main vers lui.

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