— Desmond ?
— Oui, monsieur ?
— De toutes les grandes inventions qui ont jalonné l’histoire de l’humanité, laquelle aurait-il fallu empêcher pour éviter d’en arriver là ?
— Je ne suis pas certain de comprendre votre question, monsieur.
— Imaginez qu’aujourd’hui, en ayant la connaissance de notre parcours de civilisation, vous ayez le pouvoir de retourner dans le passé pour empêcher les hommes de découvrir une seule chose. Laquelle choisiriez-vous de leur supprimer ?
— Fascinante question. Aucune restriction ?
— Non, du feu aux nanotechnologies, faites votre choix.
— Je crois que je choisirais celle qui a fait le plus de dégâts…
— Vous m’intéressez, Desmond. J’en suis moi-même arrivé là. C’est ensuite que ça se complique.
— Je pense que le nucléaire est un bon candidat au titre.
— Vous n’êtes sans doute pas le seul à penser ainsi. Pourtant, les apparences, si spectaculaires soient-elles, sont trompeuses. Songez que grâce aux explosions d’Hiroshima et de Nagasaki, tout le monde a eu peur de se lancer dans une nouvelle guerre mondiale. Les victimes de ces abominations ont paradoxalement sauvé des millions d’existences. On peut, en revanche, considérer qu’une invention aussi inoffensive que la roue a coûté des milliards de vies. S’ils n’avaient pas eu la roue, les hommes auraient moins colonisé, ils se seraient moins déplacés, moins développés. Ils auraient moins envahi. Sans roue, plus d’accidents sur les routes et plus d’industrie automobile polluante.
— Effectivement, vu sous cet angle…
— Ce qu’il convient de mesurer, Desmond, ce ne sont pas les effets évidents des inventions. Il faut envisager leur impact global sur l’histoire.
— Est-il indiscret de vous demander quelle invention vous-même retireriez ?
— Je n’ai pas encore de réponse catégorique, mais j’approche. Mon choix ne se détermine pas uniquement par l’analyse des seules inventions et de leur impact. Je crois qu’il faut aussi considérer la façon dont les humains s’en emparent. On est immanquablement conduit à s’interroger sur ce que les hommes font de ce qu’ils découvrent. Vous pouvez leur donner les plus fabuleuses inventions, ils en font toujours des armes, des outils d’asservissement et de domination. C’est épouvantable. On dirait que leur seul idéal consiste à boire de l’alcool en regardant la télé entre deux périodes de soldes. Si en plus ils sont allongés au soleil avec un téléphone et des ragots, ils sont comblés…
— Je vous trouve sévère, monsieur.
— Vous avez raison, Desmond. Tous ne font pas ça. Il y a effectivement les deux tiers des humains qui crèvent de faim en rêvant de pouvoir agir aussi stupidement que le tiers qui ne fait plus rien. Regardez où nous en sommes arrivés. Tellement d’outils magnifiques mis au service des plus bas instincts. Il n’y a même pas à réfléchir, il suffit d’observer. Si vous faites une analyse purement factuelle du mode de vie de nos congénères, vous constatez que l’informatique ne leur sert qu’à chercher des films pornos gratuits, que l’atome est devenu une arme, la médecine un moyen de se faire gonfler les seins et la génétique, un outil commercial pour asservir l’agriculture… Vous le savez, il y a bien longtemps que je me demande s’il est sage de donner tous les outils aux hommes.
— Puis-je me permettre de vous faire remarquer que ce sont eux qui les trouvent…
— C’est vrai, mais ils sont comme des enfants qui fouillent. Parfois, ils tombent sur des choses qu’ils ne devraient pas savoir, pour leur propre bien. Ils ne font que réagir à leurs pulsions et mettent toute leur énergie à les assouvir. Ils ne pensent jamais leur vie. Si on leur avait supprimé les inventions les plus dangereuses, le monde serait peut-être en moins mauvais état.
— C’est impossible à contrôler…
— C’était impossible, mais ça ne l’est plus, Desmond. Vous êtes jeune et vous n’avez pas connu cette époque-là. Depuis la révolution industrielle, il y a le droit commercial, les lois et les brevets. Aujourd’hui, l’invention ne suffit plus. Il faut aussi avoir l’autorisation de s’en servir. C’est même sur ce mécanisme que nous avons bâti notre fortune.
— Vous n’avez pas répondu, monsieur. Quelle invention retireriez-vous aux hommes ?
— Si je raisonne en termes d’efficacité, j’ai beau chercher, ce n’est pas une simple invention que je supprimerais. Je crois que si je devais protéger les hommes d’eux-mêmes, je leur retirerais le droit de se reproduire aussi facilement et aussi bêtement qu’ils le font. C’est le seul moyen de s’attaquer au problème de fond.
— Au problème de fond ?
— Leur nombre. Plus les humains sont nombreux, plus ils font de dégâts. C’est une vérité simple, absolue, indiscutable. Tous les fléaux du monde ne sont qu’une conséquence de cette équation-là et personne n’ose le dire. Toutes les heures, nos civilisations produisent 182 000 tonnes d’ordures, 33 000 têtes de bétail sont dévorées, et il y a 8 800 bouches à nourrir en plus… Cette planète ne pourra pas nourrir indéfiniment notre espèce grouillante et personne ne changera ses vilaines habitudes avant d’y être contraint par une force plus grande que nos petits intérêts. On peut tout résoudre d’un coup si on est moins nombreux.
— Les grands assassins de l’histoire auraient donc eu raison ?
— Ils n’ont jamais tué pour protéger le monde, Desmond. Ils ont massacré pour leur propre gloire, pour assurer une suprématie. Aujourd’hui, nous n’en sommes plus là.
— Ne me dites pas que vous seriez favorable à une élimination massive ?
— Non, bien sûr. Mais se battre contre la sélection naturelle devient suicidaire. Je suis de plus en plus convaincu qu’il ne faut pas empêcher Dame Nature de faire le ménage si elle en a envie.