57

En se glissant entre les tables, Tersen salua ses hommes encore tous à l’ouvrage malgré l’heure tardive. Endelbaum et Thomas le suivaient, découvrant un univers de travail très différent du leur. Une quinzaine de bureaux high-tech séparés par des paravents de bois tout droit sortis d’un musée. À chacun des postes, des jeunes gens et quelques seniors, en train de compulser des livres, de pianoter sur leur clavier ou de téléphoner parfois dans d’autres langues. L’ensemble ressemblait à une salle de rédaction ou à un QG de campagne. Tersen commenta :

— D’habitude, c’est un service de documentation. L’ambiance y est plus calme et à cette heure-ci il n’y a plus personne. Depuis l’affaire Sandman, nous nous sommes transformés en unité d’enquête. Au début, tout le monde s’est pris au jeu. Depuis, avec ce que nous avons découvert, nous savons que ce n’en est pas un…

Tersen se dirigea vers une porte basse qu’il franchit en se courbant. Cette pièce-là était plus petite et ne comportait qu’un vaste plan de travail encombré de documents.

— Voici mon modeste bureau. Installez-vous comme vous pouvez, c’est encore ici que nous serons le plus efficaces.

Thomas déplaça une chaise pour son supérieur avant de s’en trouver une. Tersen demanda :

— Comment va Devdan ?

— Son état s’améliore de jour en jour, répondit Thomas.

— Il ne se souvient pas de ses crises ?

— Il parle de cauchemars affreux, mais rien de précis.

— Vraiment étonnant. Comment expliquez-vous qu’il n’ait plus de transe depuis la nuit où nous avons découvert nos huit suspects ?

Thomas échangea un regard avec le père supérieur et déclara :

— L’explication la plus « rationnelle » serait qu’il n’a plus de raison d’en avoir, si le coupable se trouve effectivement parmi eux.

Tersen empila quelques livres pour dégager de la place sur son bureau et ajouta :

— Dans ce cas, peut-on « rationnellement » envisager que si nous faisions fausse route, la voix de Feilgueiras se manifesterait à nouveau ?

Endelbaum eut une moue dubitative :

— Difficile à dire. Les cas de communication post mortem aussi précise sont trop rares pour que l’on puisse en maîtriser les principes.

Tersen s’installa et déclara :

— En attendant, concentrons-nous sur nos huit prédateurs de brevets. Ils nous donnent du fil à retordre. Pour chacun d’eux, nous avons étudié leurs achats industriels, leurs actifs identifiables, et certains profils se dégagent. Nous pouvons déjà presque avec certitude en écarter quatre. Deux d’entre eux, l’Australien et le Français, sont de purs spéculateurs qui revendent presque tout ce qu’ils achètent dans un délai de quelques semaines. Un Américain semble travailler pour des puissances politiques auxquelles il essaye d’offrir un poids industriel. Le FBI est déjà sur son dos et il n’est pas en état de se lancer dans un gros coup en ce moment. Le Japonais, lui, n’a plus accompli d’opérations depuis presque sept mois, mais nous avons découvert qu’il était décédé et que sa famille avait gardé secrète la nouvelle pour ne pas mettre son héritage en danger. Les vautours se méfient des vautours. Restent donc en lice un Américain, deux Suisses et un Allemand.

— Quels sont leurs modes opératoires ? demanda Thomas.

— S’il nous a été facile de comprendre la stratégie d’achat et de vente des autres, ceux-là ont des méthodes nettement plus complexes. Le flou règne aussi bien sur leur personne que sur leurs activités. Ils sont très offensifs pendant quelques mois, puis disparaissent du marché sans forcément vendre. Il faut parfois attendre des années avant de voir resurgir les brevets qu’ils détiennent. Nous sommes plusieurs dans le service à soupçonner qu’ils ne les vendent pas uniquement par intérêt, mais en choisissant le moment et le bénéficiaire.

— Une sorte de partie d’échecs ? interrogea Endelbaum.

— Plutôt une table de jeu dont ils chercheraient à être les croupiers. Ils accumulent les cartes et les distribuent comme bon leur semble. Chaque brevet devient alors un moyen de contrôler la partie. De fait, suivant la main, l’équilibre des joueurs en présence évolue.

— Mais c’est toujours la banque qui gagne, ironisa Endelbaum.

Tersen opina du chef et reprit :

— Aucun domaine n’échappe à la partie. L’histoire nous a déjà montré que l’électricité, l’arme atomique, la conquête spatiale ou Internet pouvaient être de formidables as pour ceux qui les sortent de leur manche. Depuis quelques décennies, le jeu est plus discret. Les nouvelles cartes se voient moins, on parle d’OGM, de vaccins, de la gestion chimique de l’eau, de microprocesseurs.

— Vos quatre suspects sont partie prenante dans ces secteurs ? demanda Thomas.

— Pas uniquement. Ils ont des intérêts dans tous les domaines industriels stratégiques. Ils s’immiscent partout où il y a un enjeu. C’est l’Allemand qui a vendu les brevets des systèmes d’éclairage LED au leader mondial de la fabrication d’ampoules — non sans avoir auparavant pris le contrôle d’une part substantielle de son actionnariat. À la faveur d’une avancée technologique, il s’est ainsi partiellement approprié celui qu’il ruinait avant de lui redonner vie. Rien que pour découvrir ce montage, il nous a fallu beaucoup de temps et de nombreux recoupements.

— Quel but poursuivent-ils ? interrogea Endelbaum.

— Chacun le leur. Parfois, ils peuvent pourtant s’associer au nom d’un intérêt commun comme à travers le groupe Bilderberg, mais ne nous trompons pas. Même si ces hommes servent parfois une idéologie, ils cherchent d’abord le pouvoir et la fortune. Il est question de centaines de milliards, il est question de peser sur la vie de millions d’individus. Aucune frontière n’est imperméable à ce pouvoir-là.

— Un autre monde… commenta Thomas.

— C’est pourtant du nôtre qu’il s’agit, jeune homme. Et ce que ces gens font touche chacun de nous dans son quotidien.

— Comment comptez-vous découvrir Sandman ? interrogea le père Endelbaum.

— En fait, il est possible qu’il se révèle de lui-même… En étudiant précisément les listes de dépôts de brevets, nous nous sommes aperçus que depuis quelque temps, beaucoup ont été déposés en rapport avec un des secteurs que nous surveillons particulièrement : la santé. Nous avons relevé que dix-huit dossiers ont été déposés autour d’un procédé d’évaluation de la maladie d’Alzheimer. C’est, en quelques jours, beaucoup plus que sur les douze derniers mois.

— Qui dépose ces brevets ? demanda Thomas.

— Les dépôts sont effectués par des tiers différents et depuis plusieurs pays du monde. C’est un de nos chercheurs qui a levé le lièvre. Pourtant, il n’y a pas besoin d’être spécialiste pour savoir qu’ils sont liés. De l’avis de nos experts médicaux à qui j’ai posé la question, chacun de ces brevets est la pièce d’un puzzle qui s’assemble discrètement. Ceux qui déposent veulent manifestement éviter de se faire remarquer avant d’abattre leurs cartes…

— Avez-vous identifié les auteurs de ces dépôts ? interrogea Endelbaum.

— En partie. L’un de nos suspects y figure, un Suisse, très lié à un grand laboratoire pharmaceutique, mais étrangement, ce n’est pas pour le compte de ce groupe qu’il a fait les démarches. Et tenez-vous bien, en remontant la piste de ses capitaux investis, nous arrivons à cette bonne vieille Eve Corporation.

— Nous tenons donc notre assassin !

— Ce n’est pas certain. Par contre, nous connaissons sans doute sa prochaine victime…

Загрузка...