Les rayons du soleil couchant embrasaient la crête du massif de Smooth Rock. La motoneige prit son élan pour passer le dernier talus avant le versant à l’ombre. Malgré les confortables combinaisons, chacun sentit le froid plus intensément. Dans une gerbe de flocons, Lincoln ouvrait la trace, menant le convoi sur l’épaisse couche blanche. À quelques dizaines de mètres suivait Hold, avec Kinross en passager. Ben Fawkes fermait la marche, transportant Schenkel cramponné aux poignées arrière.
Le terrain était escarpé, alternant forêts de résineux, massifs rocheux, bras de rivières et lacs gelés. Progresser dans cet environnement à bonne vitesse demandait un œil d’expert. Toute erreur quant au choix du passage ou à l’évaluation des risques pouvait s’avérer fatale. Chaque fois qu’il le pouvait, Lincoln empruntait des chemins forestiers, mais plus il approchait de l’objectif, plus il était obligé de s’aventurer en prenant des risques.
Les trois engins traversèrent une vaste étendue plane hérissée de troncs cassés et noirâtres. Parvenu à l’autre extrémité, Lincoln mit les gaz pour passer le talus de la berge enneigée. Sa motoneige effectua un saut et retomba les patins parfaitement alignés dans la poudreuse. Il s’arrêta pour vérifier le GPS.
Hold remonta jusqu’à lui et releva la visière de son casque :
— Tout va bien ?
— On n’est plus très loin. Soit on monte tout droit et en plus de la pente, on s’offre un beau slalom entre les troncs, soit on contourne le relief jusqu’à dépasser l’à-pic à l’ouest et ça double la distance. Qu’est-ce que vous en dites ?
— Les machines sont bonnes, on devrait s’en sortir au plus court.
Hold fit signe à Fawkes de les rejoindre :
— Tu te sens assez à l’aise pour grimper ça ? demanda-t-il en désignant le raidillon boisé.
Fawkes approuva sans hésiter. Thomas leva sa visière et lança à Kinross :
— Je commence à comprendre votre envie de vomir partout. Moi-même…
Lincoln redémarra, noyant la fin de sa phrase dans le grondement du moteur. À plusieurs reprises durant l’ascension, il se leva de sa selle pour maintenir son équilibre. Quelques branches basses fouettèrent son casque. Il était obligé de donner toute la puissance de son moteur pour progresser. Lorsque enfin, il arriva au sommet, il expira avec vigueur et se retourna pour vérifier que les autres équipages suivaient. La vue donnait le vertige. Une fois Hold et Fawkes arrivés, il leur laissa le temps de reprendre leur souffle. L’autre versant, en descente, s’annonçait nettement plus facile, à condition de ne pas dévaler. Lincoln donna le signal du départ et s’engagea en prenant garde aux rochers qui parfois, émergeaient à peine de la neige.
Ils s’engagèrent dans une étroite vallée flanquée de parois rocheuses de plus en plus hautes. Lincoln ne tarda pas à s’arrêter. Cette fois, il descendit de son engin et retira son casque.
— Impossible d’aller plus loin en bécane. Trop risqué, lança-t-il à Hold. Votre spot se situe à une trentaine de mètres, droit devant.
Hold hocha la tête. Kinross descendit à son tour et se redressa en se tenant les reins. Fawkes détachait déjà les filets retenant les sacs à dos à l’arrière des engins.
— Je dois rentrer sans tarder, annonça Lincoln. La nuit sera vite là et s’il se remet à neiger, je suis fichu de perdre ma trace.
— Sauvez-vous, fit Hold, et merci pour tout.
— À vol d’oiseau, la maison de Brestlow est à environ six kilomètres à l’ouest. Je ne sais pas ce que vous comptez faire ni pourquoi vous avez voulu venir vous perdre ici, mais vous risquez d’en baver pour y arriver. Faites gaffe.
— Merci du conseil. Si dans deux jours, vous n’avez pas de nos nouvelles, alertez nos amis. Ils sauront quoi faire.
Lincoln leur adressa un salut, se remit en selle et enfila son casque. Les quatre hommes le regardèrent s’éloigner. Bien après qu’il eut disparu dans la forêt, ils entendirent encore son moteur dont le ronflement sourd finit par s’effacer dans le silence ouaté.
— Qu’est-ce qu’on cherche ? interrogea Kinross.
— Une ancienne bouche d’aération, répondit Fawkes.
Après avoir bâché les motoneiges, les quatre hommes chargèrent leurs sacs à dos et avancèrent dans la neige qui, par endroits, leur arrivait à hauteur des cuisses.
— Ça devrait avoir la tête d’un gros champignon, précisa Hold en inspectant les abords.
Avec méthode, Fawkes fouillait la neige du pied.
— Elle peut être sous des branchages ou dans un buisson, ajouta-t-il.
Lorsque Thomas buta sur quelque chose de lisse et dur, il appela ses comparses et commença à dégager. Ils ne furent pas longs à mettre au jour une sorte de dôme en fonte. La pièce était maintenue par une vingtaine de gros boulons.
— La clef, s’il vous plaît, demanda Hold. Elle est dans le sac du docteur.
Fawkes ouvrit le sac sur le dos du médecin et en extirpa une longue clef de 38. Il en assembla le bras transversal, puis l’enfila sur le premier boulon et commença à forcer. À en juger par les grimaces que faisait le jeune homme pourtant bien entraîné, ils étaient grippés. Lorsque le premier boulon céda enfin, Fawkes souffla :
— À trois minutes par boulon, on va déjà y passer une heure. Si on la faisait sauter ?
— On le fera en dernière extrémité, refusa Hold. Économisons nos explosifs.
— Vous avez des explosifs ? s’étonna Kinross.
— Je préfère être prêt à tout.
Les quatre hommes se relayèrent pour venir à bout des boulons. Lorsque Fawkes retira le dernier, déplacer l’énorme pièce en fonte fut une autre épreuve. La nuit était presque tombée quand enfin, Hold jeta la corde dans le puits d’aération.
— Je descends d’abord.
Il alluma sa lampe frontale, se glissa dans le tube et disparut. Il ne fut bientôt plus qu’un point lumineux dansant au fond du tuyau. Un violent vacarme métallique résonna tout à coup.
— Tout va bien ? demanda Fawkes.
— C’est bon, fit la voix de Hold tout en bas. Remonte la corde et envoie les sacs.
Lorsque son tour arriva, Kinross n’était pas rassuré. Au moment de s’engager dans le trou, il alluma sa lampe frontale et hésita.
— Tout ira bien, docteur, le rassura Fawkes. Vous n’avez rien à faire, c’est moi qui fais l’ascenseur.
Le jeune homme resserra sa prise sur la corde et fit un signe de tête :
— C’est parti.
Le conduit était étroit ; il sentait le métal, la rouille et la poussière. La paroi défilait au ras du visage de Scott. Malgré la température et le courant d’air ascendant, le médecin était en sueur.
« Mais bon sang, qu’est-ce que je fais là ? » se demanda-t-il.
Arrivé au fond, Hold lui saisit les jambes et l’accompagna.
— Attention à la tête, le conduit bifurque.
Kinross évacua. Schenkel descendit ensuite, rapidement suivi de Fawkes.
— Retirez vos combinaisons avant de reprendre vos sacs, ordonna Hold.
Sur le sol poussiéreux, il déplia le plan de la base.
— Nous sommes ici, au niveau — 1, dans un local de filtration d’air. Brestlow a fait aménager une partie des souterrains sous sa résidence pour son usage, mais nous ignorons jusqu’où exactement. Il faudra descendre aux étages inférieurs pour atteindre la partie située à l’aplomb de sa bâtisse.
Hold ouvrit son sac à dos et en tira deux revolvers. Il vérifia que les chargeurs étaient pleins et tendit le premier à Kinross :
— Le cran de sécurité est là, pour le reste c’est un Walther, vous avez sûrement vu James Bond s’en servir.
— Que voulez-vous que je fasse de ça ? Je suis médecin.
— Et qu’est-ce que vous allez faire si on nous tire dessus ? Des piqûres ? Ne discutez pas. Prenez-le.
Scott obéit. Hold présenta le second au frère en déclarant :
— « Tu ne tueras point »… mais prends quand même de quoi te défendre.
Thomas secoua la tête.
— Non, ça, je ne peux pas.
— Vous avez une idée de ce qui nous attend ? répliqua Hold.
— Et vous ?
— Pas la moindre. On va peut-être tomber sur un mur, ou sur des hommes armés. La seule chose dont je sois certain, c’est que Brestlow ne s’attend pas à nous voir arriver, et certainement pas par en dessous. En route, messieurs.