En novembre, la nuit tombe tôt à Édimbourg. Dès la fin de l’après-midi, la ville se transforme peu à peu dans la lumière qui décline. Tout devient alors plus feutré, plus majestueux, comme si les bâtisseurs de cette vénérable cité l’avaient conçue pour être visitée au crépuscule. Le long du Royal Mile, les étages les plus élevés des immeubles edwardiens commencent à se fondre dans la nuit. Quelques fenêtres s’éclairent. Polis par le temps, les pavés de l’avenue menant à l’imposant château fortifié qui domine la ville brillent dans la lueur des réverbères. À cette heure-là, les rares touristes à venir en cette saison ont regagné leurs hôtels. Le centre historique ressemble alors à ce qu’il était deux siècles plus tôt.
Scott Kinross avait toujours aimé s’y promener entre chien et loup. Son travail ne lui en laissait désormais plus le temps, mais il se souvenait encore de l’époque où enfant, il devait traverser le quartier pour aller chez sa tante Elizabeth sur West Bow, attendre ses parents teinturiers qui effectuaient leur tournée de livraison dans les riches maisons du centre de Old Town. Comme dans un roman de Dickens, il s’amusait à imaginer les hommes en haut-de-forme et redingote et les femmes en longues jupes bouffantes sortant des porches en riant, avec en fond sonore, le martèlement du pas des chevaux attelés aux calèches. Un peu plus loin dans la rue, les Closes — des escaliers montant depuis les quartiers de la ville basse — débouchaient en passages étroits et sombres entre les maisons. À l’époque, le jeune Scott s’en tenait éloigné et pressait le pas. S’en souvenant, Kinross eut un petit sourire. À présent, il n’avait plus peur.
Une voiture passa près de lui. Sa tante Elizabeth était morte dix ans plus tôt. Il n’était pas revenu sur le Mile depuis des années mais ce soir, il avait rendez-vous pour une fête d’anniversaire. Il s’était dit que revoir ses anciens copains le distrairait peut-être. Ces derniers temps, il en avait besoin.
Arrivé face à la vieille église au carrefour de Johnston Terrace et de Castlehill, il ralentit le pas. Déjà, il apercevait l’enseigne haute et colorée du restaurant, The Witchery. C’était l’un des meilleurs et assurément le plus original de la ville. Un antre gothique dont le propriétaire, selon la rumeur, s’adonnait à la magie noire. Pour la soirée, le lieu avait été entièrement réservé par Dave Flanington. Scott connaissait Dave depuis l’adolescence mais il n’en avait jamais été très proche. Un frimeur, plutôt gentil mais qui ne pouvait pas s’empêcher d’en faire des tonnes, le plus souvent aux frais des autres. Sans même s’en rendre compte, Scott s’était arrêté. Peut-être pour savourer le moment, peut-être parce qu’au fond, il n’avait pas vraiment envie d’aller à cette soirée. Il redoutait ces réunions. Elles étaient chaque fois l’occasion de faire un bilan, de comparer, de mesurer, et si sa carrière était passionnante, sa vie affective était un champ de ruines depuis que Diane l’avait quitté. Quatre semaines plus tôt, il n’aurait même pas répondu à l’invitation de Flanington, mais tellement de choses avaient changé depuis…
Il fit quelques pas. L’étroite porte du Witchery apparut dans la chaude lueur des flambeaux qui l’encadraient. Scott crut percevoir les premiers échos de la musique. Il eut soudain envie de faire demi-tour.
— Salut, Kinross !
Dans son dos, la voix joyeuse résonna dans la nuit. Scott se retourna et tomba nez à nez avec Mike Launders. Toujours aussi grand et large d’épaules, l’homme était accompagné d’une magnifique jeune femme à la peau mate. Il ajouta, avenant :
— Si on m’avait dit que je te trouverais là !
— Bonsoir, Mike.
— Eh bien, tu vois, Kinross, tu es la première bonne surprise de cette soirée. Finalement, la fête de Flanington ne sera peut-être pas aussi pourrie que ça.
Toujours aussi direct, ce vieux Mike.
— Je te présente Karima, reprit Launders. Elle est marocaine. Elle étudie ici, mais depuis quelques semaines, elle a aussi d’autres occupations !
Launders appuya sa remarque d’un gros clin d’œil. Toujours aussi élégant. Histoire d’installer l’ambiance, Mike envoya un bon coup de poing dans l’épaule de son ancien camarade de classe. Scott encaissa en s’efforçant de garder bonne figure. Mike avait toujours fait cela. Même en dehors des terrains de rugby, il se croyait sur un terrain de rugby…
Pour Kinross, toute retraite était devenue impossible. Escorté de Mike et de sa compagne, il passa le porche, traversa la petite cour envahie de verdure illuminée jusqu’au bâtiment biscornu, dont il poussa la porte. Il se produisit alors ce qui arrive souvent en Écosse : dehors, il fait froid et tout paraît calme, mais vous entrez quelque part et c’est toute une ambiance qui vous saisit, à commencer par la musique, même si en l’occurrence, celle-là n’avait rien d’écossaise…
Mike se pencha vers Kinross et lui souffla :
— Sacré Flanington, 35 ans et il nous sert Abba. Ça promet. S’il nous sort un de ses concours de contrepèteries débiles, moi, je me casse…
Ils s’avancèrent sur l’étroit palier qui plongeait sur la salle en contrebas. Dans ces murs séculaires qui virent bon nombre de sorcières suppliciées avant de devenir, ironie de l’histoire, une cour d’école, le propriétaire a réussi à créer un univers hors du temps, quelque part entre un Moyen Âge rêvé et un luxe historique. Meubles massifs en bois sombre, plafond aux motifs ésotériques, dallage d’époque, le tout uniquement éclairé à la bougie dans un jeu d’ombres et de lumières propice à enflammer l’imagination.
— Bonsoir messieurs ! lança le maître d’hôtel avec un léger accent français. C’est une soirée privée…
Mike le coupa :
— Et heureusement, vu toutes les horreurs qu’on va se raconter ! Nous sommes invités.
L’homme en costume noir vérifia les noms sur la liste des convives et leur indiqua le vestiaire.
— Vous êtes seul, monsieur Kinross ? s’informa-t-il.
Scott ne s’attendait pas à la question. Il se contenta de hocher la tête.
— T’as intérêt à trouver une meilleure réponse, intervint Mike, parce que ce n’est sûrement pas la dernière fois qu’on va te le demander !
En descendant l’escalier, Scott découvrit une vraie foule. Jusque dans les recoins les plus éloignés de la salle, des gens discutaient avec entrain, le plus souvent un verre à la main. Pour Scott, identifier ceux qu’il connaissait n’était pas évident. Non seulement beaucoup des convives avaient jusqu’à quinze ans de plus que la dernière fois qu’il les avait vus, mais la plupart étaient aussi accompagnés de maris ou d’épouses, ce qui augmentait le nombre et compliquait d’autant les choses.
Scott éprouvait une sensation de vague malaise, comme ces matins de rentrée des classes, lorsqu’on se retrouve au milieu d’inconnus. On se sent évalué, jaugé de la tête aux pieds par des dizaines de regards en coin. Paradoxalement, dans ce genre de cas, pour ne plus être seul, vous pouvez même considérer le dernier des abrutis comme votre meilleur ami… Kinross fut donc heureux de reconnaître quelqu’un, même si c’était Flanington. Avec sa veste blanche et sa chemise rose, il était repérable à des kilomètres. Du fond de la salle, le héros de la soirée s’écria :
— Kinross ! Launders !
Il fendit la foule d’invités et les accueillit au bas des marches.
— Content de vous revoir, les gars. D’autant que vous êtes les derniers et que c’est donc vous qui allez payer une tournée générale !
Scott lui serra la main sans relever.
— Bon anniversaire, Dave. Tu as l’air très en forme.
— On est entre potes, Scott. Inutile de mentir. Je n’ai pas l’air en forme et toi, tu as l’air sacrément célibataire !
Flanington lâcha la main de Scott pour serrer celle de Mike. Il embrassa très chaleureusement la compagne de celui-ci, qu’il n’avait pourtant jamais vue.
— Allez vous servir à boire et plongez dans le grand bain des souvenirs ! Interdiction de pleurer ou de vomir avant 2 heures du matin ! Et n’oubliez pas de passer au tableau pour répondre au questionnaire chinois…
Scott se fondit dans la masse en souriant un peu au hasard. Il attrapa un verre pour se donner une contenance. Bien qu’il connaisse probablement la plupart des invités, il les découvrait comme au premier jour, avec des yeux d’adulte. Il décida d’aller voir ce fameux questionnaire.
Sur une grande feuille, chacun devait répondre à une série de questions. « Exerces-tu le métier que tu voulais faire ? », « À combien de divorce(s) en es-tu ? », « As-tu réalisé tous tes fantasmes ? »…
Certains avaient déjà répondu, parfois très en détail — quart d’heure croustillant du meilleur goût à prévoir. Scott posa son verre intact, s’empara du feutre attaché au tableau et ne répondit qu’à une seule de ce qu’il considérait comme des questions à la con : « Si tu n’emportais qu’un livre sur une île déserte ? » Il écrivit : « Un manuel pour construire un bateau et rentrer chez moi. »
— Scott ?
Il pivota. Une jeune femme se tenait devant lui, souriante. Ses longs cheveux châtains encadraient un beau visage aux traits doux, mais c’étaient ses yeux d’un somptueux vert émeraude qui retenaient l’attention de façon magnétique.
— Emma ?
Elle lui sauta au cou.
— Je suis vraiment heureuse de te voir.
Elle lui saisit les poignets et recula d’un pas pour mieux l’observer.
— Tu as fait de nets progrès sur ta façon de t’habiller !
— Tu es toujours aussi jolie.
— Dave a dit que c’était une soirée sans mensonges, alors ne te donne pas la peine. Je n’ai toujours pas de poitrine et tu n’as pas d’alliance au doigt !
La jeune femme le saisit par la taille et l’entraîna en lui glissant :
— Tu n’as rien répondu à la question du divorce, ni à celle des fantasmes, je crois…
— Tu prends ce genre de truc au sérieux ?
Emma changea de sujet :
— Regarde-les, tous. On a l’impression d’être revenus au temps du lycée. Que des redoublants avec des rides ! Ils ont de beaux costumes, elles ont des bijoux coûteux, mais au fond rien n’a changé.
— Ils peuvent dire la même chose de nous. Eux aussi ont dû hésiter à venir.
— Constater que ceux de ton âge vieillissent avec toi, ça rassure. C’est pervers, non ?
— C’est surtout déprimant. Dave a dit qu’on n’avait pas le droit de pleurer avant 2 heures du mat’.
Emma éclata d’un rire léger.
— Tu es tout seul ?
— Ce soir ou dans la vie ?
— Les deux.
— Ce soir oui, et dans la vie aussi.
— Quelque chose me dit que tu ne le vis pas très bien…
— On a rompu il y a exactement quatre semaines et trois jours.
— Si tu en es encore à compter les jours, c’est que c’est elle qui est partie…
— Diane est une fille remarquable, mais complexe. Je crois qu’elle ne supportait pas que je consacre autant de temps à autre chose qu’à elle… Et toi ?
— Tu te souviens de ta théorie sur certaines filles qui attirent les garçons pour de mauvaises raisons ?
— Oui. Les jolies filles particulièrement. La vie m’a d’ailleurs permis de l’affiner un peu depuis.
— Eh bien, je dois pouvoir t’aider à la préciser encore, parce que c’est un peu mon histoire.
Elle soupira et, posant un regard désabusé sur l’assistance, déclara :
— Ce monde tourne à vide, tu ne trouves pas ?
Le portable de Kinross se mit à vibrer dans sa poche.
— Vaste question. Excuse-moi, il faut que je réponde.
Dans le brouhaha de la soirée, Scott prit l’appel.
— Allô ?
— Docteur Kinross ?
— C’est moi.
— T’es où ? Je ne reconnais même pas ta voix.
— Je suis à une fête, Jenni. Je te raconterai.
— On a un problème avec l’indice.
— Ça ne peut pas attendre demain ?
— Pas vraiment. Ce n’est pas l’indice lui-même qui pose problème, c’est ce qu’il révèle. Si les chiffres disent vrai, ta patiente du 14 devrait basculer d’ici deux heures.
— Tu es sérieuse ?
— J’évalue la fiabilité de la prévision à 89 %, mais c’est toi qui confirmeras. Je te conseille de foncer la voir immédiatement.
D’ordinaire, Jenni était d’un naturel plutôt calme mais là, sa voix trahissait une extrême fébrilité. Bien que cette nouvelle contredise tous les diagnostics précédents, Scott la prit très au sérieux.
— D’accord, j’y vais. Tu m’expliqueras ?
— Je dois d’abord vérifier certains points. J’arrive dès que possible. À tout à l’heure. Bises.
Contrairement à son habitude, c’est elle qui raccrocha la première.
— Un souci ? demanda Emma.
— Probablement. Je suis désolé mais je vais devoir y aller.
Déjà, il s’éloignait. Emma le rattrapa.
— On se rappelle ? Je peux te trouver où ?
— Au Royal Edinburgh Hospital. Je dirige le service de recherche clinique de neurologie.