Avec la nuit, le brouillard était tombé sur la ville. Les passants n’étaient plus que des silhouettes fantomatiques glissant le long des façades grises. La voiture de Hold déboucha sur Queen’s Drive, entre le bâtiment avant-gardiste du parlement écossais et le fastueux Royal Palace of Holyrood, deux symboles de pouvoir face à face. Assis à la place du passager, Scott tenait son sac plastique jaune contre lui. Plus il approchait du lieu de rendez-vous, plus il se sentait mal. La voiture s’engagea sur le rond-point :
— Alors, j’y vais seul, résuma Scott, désemparé.
— Il le faut. Il me repérerait tout de suite. Vous avez toujours le revolver que je vous ai donné ?
Kinross tapota sa poche intérieure :
— Je l’ai. Comme ça, s’ils me loupent et qu’ils n’ont plus de cartouches, je pourrai toujours les dépanner.
— Docteur, ils ne vont pas vous tuer.
— Comment pouvez-vous en être si sûr ?
— Je suis prêt à le parier.
— Pas moi. Ce soir, je ne miserais pas un centime sur mes chances de survie.
— Pourtant, vous auriez de quoi. Vous êtes désormais l’heureux détenteur de huit millions de livres sterling.
— Quand je pense que ma mère a toujours dit que je ne ferais jamais fortune dans la médecine…
— À cette minute précise, elle a tort.
— Elle dit aussi que ce métier me tuera.
— On va vite le savoir.
Scott regarda Hold avec un air effaré :
— Franchement…
— Je plaisante.
La voiture s’engagea sur le parking désert en limite du parc.
— D’habitude, c’est moi qui fais ce genre de blagues douteuses, et Jenni me tape.
— Essayez toujours.
Hold arrêta son véhicule.
— Scott, il faut y aller. Vous avez juste le temps. Faites exactement ce qu’ils ont demandé et revenez.
Kinross se résigna et ferma son col. Il ouvrit la portière. L’air froid et humide le saisit.
— Si je ne chope pas une balle, j’attrape au moins la crève.
— Bonne chance, Scott, je vous attends.
Le docteur quitta la voiture et traversa la route déserte. Quinze ans d’études pour en arriver là… Au pied du plus grand parc de la ville, il s’engagea sur le chemin verglacé par endroits qui montait en direction du célèbre rocher connu sous le nom d’Arthur’s Seat. Scott plissa les yeux pour scruter les pentes dénuées d’arbres. Peut-être était-il déjà observé ? Bientôt, la lueur des réverbères de la route ne fut plus suffisante pour éclairer ses pas. Il fouilla dans son sac en plastique et en sortit sa lampe torche. En apercevant le bric-à-brac de ses travaux, une drôle de pensée lui traversa l’esprit. Il se promenait avec, à la main, le fruit d’années de recherches, des centaines de cas, d’innombrables douleurs, des souvenirs, des milliers d’heures d’observation, d’examens, de réflexions, la synthèse d’un des plus grands défis jamais lancés à notre espèce. Contre ces maladies, Scott n’avait jamais gagné un seul match. À chaque patient, il se lançait à l’assaut d’un mur infranchissable qui finissait toujours par absorber ses victimes. L’indice constituait peut-être la première brèche. Le sac se balançait au gré de sa marche. Tout cela prenait si peu de place… Scott aurait payé cher pour savoir ce que comptaient en faire ses mystérieux interlocuteurs. Il était prêt à mettre huit millions de livres sterling sur la table pour voir leur jeu. Pourtant, ce qu’il allait livrer n’était pas le reflet exact de son travail. David avait tronqué les résultats, faussé les courbes, décalé les bilans et mélangé les chiffres. Kinross ignorait combien de temps les voleurs allaient mettre à s’en rendre compte, mais il n’avait aucun doute sur leur réaction.
Le chemin montait en forte pente et, avec l’altitude, le vent forcissait. Holyrood Park était un endroit unique. La ville avait beau se trouver à quelques centaines de mètres seulement, on se croyait perdu dans la plus lointaine des landes écossaises. Sur les reliefs doux, les grandes herbes étaient couchées par la neige tombée la veille et glacée depuis. Même le souffle hivernal n’arrivait plus à animer ce paysage figé dans la nuit. La présence de cette nature sauvage au plus près de la capitale écossaise avait quelque chose d’incroyable et même ce soir-là, Kinross le ressentit. Deux mondes si proches. Pour se rassurer, Scott serra la crosse du revolver à travers son blouson. Il avait plus froid qu’en Sibérie.
Arrivé au premier carrefour, il se retourna. Le point de vue était spectaculaire, la ville scintillait, chacune de ses lumières se diffusant dans les brumes. Le brouillard empêchait Scott de distinguer clairement la voiture de Hold sur le parking en contrebas. Il vérifia sa montre et reprit son avancée vers le loch St Margaret. Il dépassa une petite crête où le sentier se divisa. Il bifurqua vers la gauche, sur le plus étroit. La neige rendait les limites du passage incertaines. Même si Scott était déjà venu, en cette saison et dans l’obscurité, il avait beaucoup de mal à se repérer. Il devina une grande étendue plane et sombre, le loch. Scott savait que les ruines le surplombaient non loin de là. Il se hasarda à couper. En marchant dans les hautes herbes gelées, il sentit le bas de son pantalon s’humidifier. Il longea le bord de la cuvette du loch, les cygnes n’étaient pas là. Les ruines de la St Anthony’s Chapel émergèrent soudain devant lui comme un monstre se dressant dans la nuit. Du monument ne subsistaient que deux pans de murs incomplets soutenant une façade restaurée. Scott éclaira les alentours. Le vent sifflait.
— Il y a quelqu’un ? appela-t-il.
Il consulta sa montre. À une minute près, il était 19 heures. Kinross décida de faire le tour du monument. Il redoutait de rencontrer quelqu’un, mais l’absence de contact le perturbait tout autant.
— Je vais poser le sac, annonça-t-il à la ronde.
Il roula le plastique sur lui-même et le cala au pied du mur près de la porte. Il resta un instant à contempler son étrange colis puis commença à s’éloigner. Il crut entendre une cavalcade dans les herbes. Il se retourna en braquant sa torche mais ne découvrit personne. Il reprit son chemin. Lorsqu’un nouveau bruit plus net l’alerta, il fit volte-face. Le faisceau de sa lampe se réfléchissait sur la neige et éclairait la façade de la chapelle. Scott essaya de voir son sac, sans succès. Il revint vers la ruine sans pouvoir l’apercevoir. Il se mit alors à courir vers le mur et découvrit que son colis avait disparu.