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Des ouvriers s’entretuent au Japon : seize morts. En France, un père sans histoires massacre sa famille avant de faire une chute mortelle en s’enfuyant. L’étage entier d’une société de courtage sauvagement décimé en Allemagne : trente-cinq morts, la police parle de suicides « réciproques ». En Afrique du Sud, un pensionnat de jeunes filles se transforme en champ de bataille : dix-huit victimes. Inexplicable déchaînement de violence sur un bateau au large du Japon, le navire dérive pendant deux jours avec dix-neuf cadavres à son bord. Exceptionnelle série d’agressions destructrices dans un centre pénitentiaire anglais. Échanges de coups de feu dans une école américaine. Mystérieux carnage dans une usine en Ukraine. Rien que sur les dix-huit derniers mois, la liste était interminable.

Sur l’écran de son ordinateur, Scott faisait défiler les pages les unes après les autres. Il avait suffi d’une seule recherche de quelques secondes pour voir déferler des milliers de réponses. « Comportements meurtriers inexplicables ». Scott avait de plus en plus de mal à considérer ces cas comme de dramatiques dérapages isolés. L’ampleur du mal révélé par l’indice, son périple en Sibérie ajouté au dossier d’enquête sur l’école en Alaska ne faisaient que renforcer ses soupçons. En considérant chacun de ces cas comme les manifestations d’un basculement, l’ensemble trouvait une cohérence aussi effrayante qu’implacable. Depuis la nuit des temps, les hommes avaient toujours connu des crises de folie. Dans l’Antiquité, on les attribuait aux justices divines ou aux pouvoirs des astres. Au Moyen Âge, on en rendait responsables les esprits démoniaques. L’ère moderne avait vu toutes ces justifications reculer face aux découvertes scientifiques. Aujourd’hui, on parlait de malades ou de patients plutôt que de possédés ou de maudits. Mais d’autres maux étaient apparus, touchant des gens de plus en plus nombreux, dépassant les croyances et les superstitions. La folie envahissait le monde, discrètement, en enlevant ses victimes sournoisement, en les dressant contre leurs semblables. Comment faire pour différencier ces pathologies ? Était-on en présence d’un Alzheimer foudroyant, d’un délire paranoïaque, d’une pulsion agressive aggravée, d’autres pathologies ou de tout à la fois ?

Scott se massa les tempes et réorganisa les pages chronologiquement. Au-delà d’un éventuel phénomène de mode médiatique, les cas se multipliaient indéniablement chaque année un peu plus, faisant toujours davantage de victimes. Pour trois affaires qui auraient pu intéresser Kinross voilà à peine cinq ans, il en existait aujourd’hui plus d’une trentaine. Quel pouvait être le facteur déclenchant de ces basculements collectifs ? La théorie de Jenni sur les bambous expliquait-elle la spectaculaire augmentation du nombre de cas ? Plus que la définition des dysfonctionnements cérébraux en jeu dans ces drames, la découverte de ce qui pouvait les provoquer ou les exacerber était la piste la plus urgente à fouiller. Entre les individus, les victimes et les contextes, existaient certains points communs, mais aucun qui puisse permettre de généraliser et d’expliquer même une partie de ces cas.

La sonnerie du téléphone le tira brutalement de ses réflexions.

— Docteur Kinross ? C’est le secrétariat.

— Qu’y a-t-il ?

— Le patient américain est là. Venez vite, il y a un problème.

— J’arrive.


Dans l’univers hospitalier d’ordinaire si maîtrisé, l’attroupement devant le comptoir d’accueil du service n’était pas bon signe. L’infirmière en chef était dans tous ses états :

— Il est hors de question que je vous signe la décharge. Il a le visage en sang. C’est un transfert sanitaire, pas un passage à tabac !

— Nous avons été obligés de le maîtriser, répondit laconiquement l’officier militaire qui se tenait près du brancard.

Kinross se fraya un chemin entre les infirmières.

— Que se passe-t-il, Nancy ?

— Ces messieurs veulent que je signe l’admission, expliqua-t-elle, furieuse. Mais regardez-moi ça ! Ce garçon a reçu des coups !

Scott se pencha sur le jeune homme inconscient et solidement sanglé. Du pouce, il souleva ses paupières — il était drogué. Kinross étudia la blessure qui semblait la plus sérieuse, à la mâchoire.

Il se retourna vers une jeune infirmière :

— Lauren, emmenez-le en salle d’examen et nettoyez ses plaies. Tous les autres retournent à leur travail.

Il fit un signe à l’officier et à ses deux hommes :

— Quant à vous, suivez-moi. J’ai quelques questions à vous poser.

Une fois dans son bureau, le médecin ferma la porte et demanda de but en blanc :

— On m’envoie un patient des États-Unis par vol spécial et il arrive avec le visage tuméfié. Vous lui avez cassé la figure ou quoi ?

— Nous l’avons pris en charge à Washington. Il était sous tranquillisants. On nous a confié trois seringues à lui injecter en cas d’agitation. Le docteur nous a certifié qu’une seule serait largement suffisante pour le shooter jusqu’à notre arrivée ici. On avait pourtant à peine décollé qu’il a commencé son cirque. On aurait dit qu’il ne supportait pas d’être attaché. Impossible de le calmer, il était comme fou. Impossible de lui parler. Une vraie bête fauve, le gamin, et je peux vous dire qu’il est costaud. On a réussi à lui faire une injection. Nous étions quatre pour le maintenir. On a contacté d’urgence l’hôpital militaire Walter Reed pour qu’ils nous disent quoi faire. Ils nous ont conseillé de refaire une injection pour finir le vol tranquilles. Mais ça n’a pas suffi. Le gosse s’est réveillé, un vrai forcené. Il a réussi à se libérer à moitié et il s’est jeté sur mes gars. Il n’a même pas été impressionné par les uniformes ou les armes. Un vrai dingue ! Heureusement qu’on n’était pas sur un avion de ligne ! On lui a fait la dernière injection qui l’a à peine calmé. Il nous restait trois heures de vol. Quand il a remis ça, on a fait ce qu’on a pu…

— Vous lui avez cassé la figure.

— Et on lui a administré un de nos tranquillisants…

— C’est-à-dire ?

— Un projectile auto-injectant. Dites à votre infirmière qu’elle ne panique pas quand elle verra le point d’impact dans le dos.

Kinross prit appui sur son bureau :

— Bien. Il faudra me donner les noms précis des produits, les doses et les heures d’injection.

— Tout est sur la feuille de service.

— Parfait.

Scott jaugea les trois hommes.

— Vous dites que ce jeune garçon a failli avoir le dessus sur vous trois ?

— Il est dangereux, docteur. Méfiez-vous. Il vous saute dessus et son but est de vous tuer, c’est clair.

— Encore une question : vous a-t-il parlé ?

— Pas un mot.

— À aucun moment ? Il n’a jamais prononcé une parole ?

— Non, docteur. Il grognait et il attaquait. C’est tout.

— Merci, messieurs. Je vais signer votre feuille de décharge. Allez vous reposer.


Dans la salle d’examen, Lauren, l’infirmière, était penchée sur le jeune homme étendu sur son brancard. Elle lui nettoyait délicatement la mâchoire et le cou. Pour éliminer les traces du sang qui avait coulé jusque sur son torse, elle avait écarté sa chemise hospitalière. En entrant, Scott éprouva aussitôt un sentiment étrange, comme s’il violait un moment d’intense intimité. Cette jeune femme soignant ce garçon dégageait quelque chose de sensuel. Elle, attendrie comme une madone sur un supplicié. Lui, endormi mais irradiant une beauté puissante, animale. Avec des gestes doux, Lauren promenait sa compresse comme une caresse, en dévisageant son patient.

— Qu’est-ce que vous en dites ? fit le docteur en s’approchant.

Lauren se raidit. Elle n’avait pas entendu Kinross arriver.

— Blessures superficielles ? ajouta-t-il.

Sa compresse à la main, l’infirmière ne savait plus comment se comporter. L’irruption du docteur avait brisé quelque chose. Kinross observa les plaies du jeune Américain :

— Rien de grave. Tant mieux.

Tyrone Lewis était effectivement bien bâti. Kinross se redressa vers Lauren :

— Beau garçon, n’est-ce pas ?

La jeune femme rougit sans oser acquiescer. D’instinct, elle rajusta sa blouse. Kinross reprit :

— Ne perdez pas de vue que ce garçon a attaqué plusieurs soldats pendant son transfert. Restez vigilante et respectez les procédures. Dès que vous aurez terminé vos soins, demandez à Pete de l’installer dans la zone sécurisée.

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