— C’est un jeu de poupées russes sans fin mais nous progressons, expliqua Marcus Tersen. Eve Corporation est contrôlée par une société située aux Îles Vierges, elle-même contrôlée par une holding domiciliée au Luxembourg, et ça rebondit ailleurs. Avec ce genre de boîte, il faut parfois éplucher cinq ou six organigrammes pour aboutir à une société ayant pignon sur rue. À chaque fois, ce sont souvent des labyrinthes qui conduisent discrètement à des multinationales.
— De grands groupes sont derrière ces petites structures ? demanda Thomas.
— Il n’y a aucune généralité, mais en l’occurrence, un réseau se dessine clairement, une sorte de filet qui recouvre la planète avec des intérêts dans quasiment tous les secteurs industriels. La dilution des participations est telle qu’il est impossible de désigner le sommet de la pyramide. Tout est fait pour brouiller les pistes.
— Nous sommes donc toujours au point mort, soupira Endelbaum.
— Pas réellement, reprit Tersen. En recoupant ces réseaux, nous nous sommes rendu compte qu’il existe un dénominateur commun à toutes les entreprises impliquées dans Eve Corp. À leur tête ou au sein de leur conseil d’administration, on trouve toujours un membre du groupe Bilderberg.
— Encore eux ! grommela Endelbaum.
— Qu’est-ce que c’est, Bilderberg ? interrogea Thomas.
Le père prit la parole :
— Nous les connaissons bien. C’est un groupe d’hommes influents issus de milieux très différents et qui ont tous un vrai pouvoir dans l’industrie ou la politique. Des patrons de groupes mondialement connus, des directeurs de banques continentales, des membres d’organisations internationales et même de gouvernements. Ils sont un peu plus d’une centaine. Ils choisissent eux-mêmes leurs membres. Chaque année, au début de l’été, ils se réunissent dans un palace différent quelque part dans le monde, transformé en camp retranché pour la circonstance.
— Une société secrète ? s’enquit Thomas.
— Pas vraiment, répondit Tersen. Ils ne se cachent pas. En cherchant un peu, on reconstitue la liste des membres. Par contre, rien ne filtre de leurs entretiens et de leurs décisions.
— Quel est leur but ?
— Officiellement, parler de tout librement à un niveau supérieur, envisager le monde autrement et échanger à l’abri de la pression médiatique. Mais nombreux sont ceux qui redoutent que bien qu’étant là à titre privé, ces membres influents se servent de leur fonction pour prendre des décisions et les appliquer au niveau mondial hors de tout processus légal ou démocratique.
— Ce groupe existe depuis les années cinquante, ajouta Endelbaum, fondé entre autres par David Rockefeller, Joe Luns, un ex-général de l’Otan, quelques artisans de la construction européenne et des ministres. Les deux derniers membres cooptés sont les patrons de deux des plus grandes multinationales agroalimentaires.
— Que du beau monde…
— Tous des puissants qui peuvent à eux seuls orienter l’économie, les questions de défense ou les évolutions politiques, précisa Tersen. Ils sont tous associés à des rouages de nos civilisations et on les retrouve dans l’ombre de la plupart des grandes décisions. Certains prétendent qu’ils décident de beaucoup de choses pour le monde entier.
— Vous pensez qu’ils pourraient être derrière un trafic de brevets ?
— L’idée d’une organisation industrielle qui tenterait de contrôler le flux des inventions paraît assez naturelle. Ce serait l’aboutissement du processus de mondialisation. Après tout, cela se fait déjà localement, alors il faudrait juste plus de pouvoir pour y parvenir au niveau planétaire.
— Pourtant, Feilgueiras n’a toujours parlé que d’un seul homme.
— Je ne l’oublie pas, et c’est pourquoi nous nous intéressons à chaque membre identifié de ce groupe. C’est d’ailleurs en effectuant ces recherches que nous avons remarqué quelque chose d’inquiétant : ces sociétés n’ont jamais été aussi actives que depuis quelques mois. On dirait qu’elles se sont lancées dans une surenchère d’achats et de prises de participation sur des secteurs stratégiques. Elles font preuve d’une véritable frénésie de contrôle du savoir.
— Sur quels marchés ? interrogea Endelbaum.
— L’agroalimentaire et la santé, particulièrement.
— Les deux secteurs les plus indispensables à la vie, donc.
— Précisément, rétorqua Tersen. Depuis le début, je crois que c’est de cela dont il est question. Rien d’autre.