Le jet volait à plus de douze mille pieds au-dessus de l’océan Atlantique. La cabine de l’appareil, un Global Express Bombardier, était si calme que l’on pouvait entendre les pilotes discuter depuis les premiers fauteuils. Assis face à face autour d’une tablette de travail, Hold et Ben Fawkes, le garde du corps, complétaient la liste de matériel pour la transmettre à leurs contacts à Ottawa.
À l’arrière de l’appareil, Scott et Schenkel étaient installés de part et d’autre de l’allée, sur des sièges isolés. Kinross avait les yeux fermés.
— Vous dormez ? demanda Thomas à voix basse.
— Comment le pourrais-je ?
— Vous êtes inquiet pour Jenni ?
— Terrifié pour elle, et furieux. Je n’aurais jamais dû la laisser partir seule.
— Vous ne pouviez pas savoir.
— Me douter de ce qu’elle risquait, non. Mais savoir ce qu’elle représente pour moi, si. En fait, nous n’avions jamais été séparés.
— Vous semblez l’aimer beaucoup.
Scott ouvrit les yeux et tourna la tête vers le jeune homme :
— N’allez pas prendre ça pour une confession…
— Je ne suis pas habilité à en recevoir.
— Il m’aura fallu ce cauchemar pour en prendre conscience. En fait, quand je pense à Jenni, ce n’est pas au travail que je songe d’abord. Ce qui me vient en premier, c’est son énergie, l’acharnement qu’elle met à bien faire les choses, ses indignations aussi. Je ne suis pas certain qu’il y ait une limite entre nos vies professionnelles et nos vies privées.
— Vous me ferez un Pater, trois Ave, et Dieu vous pardonnera. Il n’y a jamais rien eu entre vous ?
— Vous êtes habilité à poser des questions personnelles ? ironisa Scott avant de répondre : Non, jamais rien. Quand nous nous sommes connus, nous étions chacun avec quelqu’un. Même après nos ruptures respectives, chacun a continué sur ce mode-là sans se poser de question. Enfin, en ce qui me concerne, je ne m’en suis pas posé.
Hold se leva et remonta le couloir vers eux. Il s’accroupit entre les fauteuils et déclara :
— Écoutez-moi, tous les deux : j’apprécie énormément votre bonne volonté et votre courage, mais je ne suis pas sûr que ce soit votre place. En arrivant à Ottawa, je préférerais que vous restiez sagement avec ceux qui vont faire le relais. Ce serait plus raisonnable.
Thomas se ferma. Scott répliqua d’un ton décidé :
— Pas question de vous laisser, David. Vous ne connaissez pas Jenni. Si jamais je ne suis pas là au moment du sauvetage, elle va encore me frapper.
— Docteur, je suis sérieux.
— Moi aussi. Et puis, on a trop rigolé en Sibérie, vous vous souvenez ? Des morts partout, j’ai même failli vomir dans l’hélico, et puis dans l’ascenseur de la mine. Et rappelez-vous ce type qui a voulu m’étrangler et que vous avez brisé comme un vulgaire shortbread. C’était notre première mission, mon vieux.
Thomas écoutait, ahuri.
— Arrêtez, docteur. Je ne plaisante pas.
— Moi, si, comme chaque fois que j’ai la trouille. Alors partis comme on est, je crois que je vais sortir les meilleures vannes de ma vie. N’essayez pas de me faire changer d’avis. Je viens. Je compte sur vous pour marcher devant, mais ma place est avec vous.
Hold soupira et se tourna vers le jeune frère :
— Vous n’êtes pas obligé de faire la même bêtise…
Une étincelle passa dans ses yeux.
— J’ai menacé le père supérieur de rompre mes vœux s’il ne me laissait pas agir. Vous croyez que vous allez me convaincre ?
— Vous faire peur, au moins.
— Monsieur Hold, nous sommes tous ici pour des raisons différentes, mais toutes sont bonnes. Et puis j’ai trop envie de vomir partout, on n’en a pas souvent l’occasion chez les Jésuites.
Hold se releva, résigné :
— Vous rigolerez moins quand on y sera. Essayez de dormir, on arrive dans quatre heures et il va falloir y aller direct. Pensez à potasser les plans de la base, plus on les connaîtra, moins on se perdra.
— Entendu, fit Scott en attrapant la liasse dans le porte-revues.
Hold tourna les talons. Schenkel l’interpella :
— Monsieur ?
— Oui, Thomas ?
— C’est vrai que vous cassez les gens comme des biscuits ? Vous voulez qu’on en parle, mon fils ?