19

Après avoir entraîné Jenni et Scott au plus profond d’un labyrinthe de couloirs et d’escaliers, Greenholm s’arrêta devant une porte, posa la main sur la poignée et se retourna vers eux :

— Vous allez pénétrer dans notre sanctuaire. Hormis David et Edna, personne n’est autorisé à franchir ce seuil. C’est ma seule folie d’homme riche. J’en ai fait cadeau à Mary il y a deux ans, pour notre quarante-cinquième anniversaire de mariage.

Greenholm poussa le battant et révéla un endroit bien plus vaste que ce que la discrète entrée laissait supposer. Une immense salle était occupée du sol au plafond par un assemblage d’échafaudages de bois, au centre duquel se découpait une porte.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Jenni. On dirait l’envers d’un décor.

Greenholm répondit :

— Pas tout à fait un décor. Mary et moi avons débuté notre vie commune dans un petit immeuble derrière Great King Street, à Édimbourg. Nous y avons été très heureux. Tout était simple en ce temps-là. J’avais mon travail d’ingénieur, aucune fortune à gérer. Je crois que Mary, malgré le confort de notre grand manoir, a toujours regretté ce petit appartement. Voilà trois ans maintenant, j’ai appris que l’immeuble allait être démoli et j’ai eu l’idée un peu folle de récupérer notre appartement…

— Vous avez reconstitué votre appartement ? demanda Scott, ébahi.

— Ce n’est pas une copie. Nous l’avons entièrement transporté ici. J’ai contacté les entreprises qui avaient démonté une abbaye espagnole, pierre par pierre, pour la reconstruire près de New York. J’ai même dérangé un retraité qui avait participé au déplacement du temple d’Abou Simbel, en Égypte…

— Pour votre appartement de jeune marié ?

Scott n’en revenait pas.

— Chacun ses monuments historiques, docteur. Tout a été tronçonné, découpé, numéroté pour être scrupuleusement réassemblé ici. Vous auriez vu le puzzle ! Il a aussi fallu que je retrouve les papiers peints d’époque et les meubles. En découvrant son cadeau, Mary a failli s’évanouir ! Depuis qu’elle est malade, elle semble se sentir plus en sécurité dans ce qui fut notre premier nid. Alors, nous avons pris l’habitude d’y dormir. Elle y passe presque tout son temps.

Lorsque Greenholm ouvrit la porte dans les échafaudages, Jenni et Scott en eurent le souffle coupé. Faire un pas en avant revenait à voyager dans le temps. Ils se retrouvèrent tout à coup dans un minuscule appartement d’une époque qu’ils n’avaient même pas connue. Papier à gros motifs, abat-jour brodés, ustensiles désormais introuvables et par les deux fenêtres, une vue sur la ville plus vraie que nature. L’expérience était frappante. Jenni était fascinée par le soin apporté à chaque détail, des interrupteurs aux coussins. Même le parquet craquait.

Le salon n’était pas grand et une porte ouverte donnait sur une chambre. Au centre trônait un grand lit. Bien que malade, la femme qui y était couchée dégageait une sorte d’élégance fatiguée mais également une grande dignité inspirant le respect. Elle tourna les yeux vers Greenholm, qui s’approcha et lui prit la main.

— Mary, chérie, tu te souviens ? Je t’ai parlé du docteur Kinross et du professeur Cooper.

Le sourire qui éclaira le visage de madame Greenholm illumina toute sa personne.

— Oui, bien sûr. Comme c’est gentil de venir me rendre visite.

Scott s’avança pour la saluer. Hold prit place dans un fauteuil en retrait. Jenni s’approcha à son tour.

— Mademoiselle est docteur, c’est ça ? dit Mary en tentant de se redresser.

— Bonsoir, madame. Ne bougez pas. Reposez-vous.

— Je ne fais que ça, me reposer ! J’en suis fatiguée ! Quelle heure est-il ?

— Bientôt 21 heures, répondit Scott.

— Je ne me souviens même plus si j’ai mangé ou non.

Son mari lui répondit :

— Si tu as faim, je peux demander à Edna de te préparer quelque chose.

— Non, ça va. Je préfère ne pas abuser de la gentillesse de notre petite voisine.

Mary essaya de s’asseoir dans son lit. M. Greenholm l’aida en replaçant les oreillers. En lissant le rabat de son drap, elle reprit :

— Je ne sais pas ce que j’ai, peut-être une bronchite. Il vous faudra revenir pour souper, j’en serais heureuse. Notre appartement est petit, mais on se serrera ! William m’a dit combien il vous appréciait et ce n’est pas le cas de tout le monde au laboratoire.

Elle se mit à rire.

— Lundi dernier, pour fêter la titularisation de William, nous étions plus de vingt, ici. Au début, on faisait attention, on parlait bas et on se déplaçait sur la pointe des pieds, et puis vous savez ce que c’est, les conversations s’animent, on écoute de la musique… Les voisins n’ont même pas râlé. C’était bien. J’avais acheté des petites bouchées françaises chez le nouvel épicier, Murrows, sur Dundas Street. Elles étaient délicieuses !

Greenholm lui caressa la main. Scott était habitué. Chaque jour, il était témoin de ce genre de scène. Il avait appris à se composer un visage avenant, à l’écoute, pendant que son cerveau tournait à plein régime, cherchant l’analyse, posant le diagnostic. Jenni avait eu pour sa part quelques contacts avec les malades, mais pas au point de les voir déraper devant elle. Elle avait beaucoup de mal à tenir le coup.

Mary continuait de parler, perdue dans les méandres de ses souvenirs, racontant, revivant, sans plus aucune logique. Tout le monde l’écoutait en silence.

Greenholm serra la main de sa femme et leva les yeux vers Scott et Jenni. Cet homme pourtant solide semblait brisé. Son regard était d’une tristesse absolue, espérant, implorant que quelqu’un lui apporte une solution. N’importe quoi sauf l’impuissance. Aucun des deux chercheurs n’eut besoin qu’il prononce les mots qu’il leur adressait de toute son âme.

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