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Malgré les sentiments insupportables que cela provoquait en elle, Jenni n’arrivait pas à détourner les yeux. L’enregistrement des images de la dernière rencontre de l’infirmière et du jeune patient américain la retournait jusqu’au plus profond d’elle-même. Elle en arriva au moment où le jeune homme saisissait Lauren par les épaules. Scott intervint :

— Je ne sais pas s’il est utile que tu voies la suite. C’est un carnage.

Jenni laissa le lecteur en pause. Sur l’écran, les multiples images figeaient la scène dans une intensité irréelle.

— Que vont-ils dire à ses parents ? demanda-t-elle.

— Tyrone Lewis est officiellement décédé d’une commotion cérébrale.

— Et Lauren ?

— Le mieux pour elle était de partir quelque temps chez sa mère, près d’Oban. Je compte la suivre personnellement.

— Tu crois qu’elle va réussir à surmonter ça ?

— Je ne sais pas. Pour l’obsédé de la mémoire que je suis, c’est assez étrange à dire, mais parfois, le plus important est d’arriver à oublier.

— Tu as vu la façon dont il la prend par les épaules ? C’est un geste étonnant. On ne donne pas une étreinte pareille par instinct, tu ne trouves pas ?

— C’est une des nombreuses questions que je me pose. Ses derniers résultats d’analyses dataient du matin et ils étaient remarquablement proches de ceux effectués sur les survivants de la mine sibérienne. Pour tous, l’indice mesuré après le basculement atteint des proportions extrêmes, bien au-dessus de tout ce que nous avons pu mesurer jusque-là.

— Qu’est-ce qui a pu provoquer un tel écart ?

— Et si brutalement ? C’est ça la vraie question. Tu crois toujours que ta théorie sur les bambous expliquerait tout ?

— Je ne sais plus. Ce qui est certain, c’est que la maladie se répand rapidement. Chaque fois que j’ajoute les nouvelles données collectées, je prends un peu plus la mesure du raz-de-marée silencieux.

— J’ai quand même l’impression que ce qui s’est passé, en Sibérie comme en Alaska, a été provoqué.

— Par quoi ?

— Mystère. Mais pour le découvrir, nous devons sortir des schémas de recherche habituels. Je ne crois pas qu’il y ait une seule cause pour un seul effet. Toute la difficulté est là, et c’est pour cela que nous avons tant de mal à voir ce fléau comme un adversaire unique et cohérent. Il naît sans doute de plusieurs façons, et il frappe sous des formes tellement différentes… Mais à chaque fois, c’est notre essence qu’il anéantit.

Jenni se renversa dans le canapé du salon de Kinross. Il posa un verre de vin rouge sur la table basse devant elle et désigna l’écran de télévision :

— As-tu remarqué autre chose ? demanda-t-il.

— Je ne suis pas une spécialiste…

— Je te rassure, personne n’y connaît grand-chose. Nous sommes en territoire inconnu. C’est ton avis à toi que je souhaite entendre.

— Eh bien, tu vas peut-être trouver ça stupide, mais quand je le regarde avec elle, je pense à King Kong…

— Intéressant.

— Tout le monde le traite comme un monstre. Elle est la seule à ne pas le rejeter. Elle n’a pas peur de lui.

— L’avocat du diable dirait que dès que ce garçon est arrivé dans le service, elle a littéralement flashé dessus.

— Je lui répondrais que ce n’est pas parce qu’une fille flashe sur un garçon qu’elle se comporte avec lui comme le fait Lauren. Une simple attirance physique n’aurait pas résisté à ce qu’elle a vécu. Pense au stress qu’elle a subi. Lauren a vu ce type tuer un homme. Et puis elle est infirmière, elle sait qu’il est malade. Malgré tout cela, tu lui proposes de le revoir et elle saute sur l’occasion. Pour le retrouver, pour le sauver, elle est prête à se risquer dans cette salle, observée comme au zoo par une brochette d’experts ! Et pourtant, observe-la, regarde son sourire. Ce qu’elle ressent est plus fort que tout, plus fort que la réalité, elle est seule avec lui.

— J’arrive à la même constatation. Tu as une explication ?

— Tout ce qui me vient n’est pas vraiment admis par la faculté de médecine. Peut-être un coup de foudre, je n’en sais rien, mais à mon avis, leur relation ne peut pas s’expliquer par un simple désir ni même une pulsion sexuelle. Il y avait plus que cela entre eux. Quelque chose de purement humain.

— Pourtant, tous les tests sont formels, Tyrone Lewis avait basculé. Il ne réagissait plus à aucun des codes de comportements sociaux. Il avait tout oublié. Au sens clinique du terme, aussi terrible que soit le diagnostic, il avait perdu tout repère par rapport à son espèce.

— Donc pour toi, c’était un animal ?

— Même si je répugne à employer ce mot, c’est techniquement le cas.

— Comment expliques-tu les larmes dont tu m’as parlé ?

— C’est tout le paradoxe. Il n’a pas pleuré de peur, il l’aurait fait avant. Les images montrent que c’est au moment où les gardes ont tenté de les séparer qu’il a commencé à pleurer. Il y a donc eu autre chose.

Jenni faisait tourner le verre de vin dans ses mains, trop absorbée dans ses pensées pour le boire. Elle finit par le reposer sur la table basse et déclara :

— Cela pourrait vouloir dire que malgré tout ce qui est détruit en lui, ce n’est pas une bête. Quelque part, il lui reste un lien avec les fondamentaux de notre espèce. Et cela ne passe ni par les codes sociaux, ni par les acquis. Si ce lien peut exister, alors on ne peut plus dire qu’il est coupé de ses semblables. Il a sans doute senti qu’elle ne lui voulait pas de mal. Quelles ont été les conclusions des experts qui ont assisté à la scène ?

— Chacun a plaidé en fonction des dogmes de sa chapelle. Je crois qu’ils étaient tous désemparés et choqués. Ils se sont raccrochés à ce qu’ils connaissent le mieux. Il y a quand même un des psys qui m’a dit que le seul moyen de soigner Tyrone aurait été de le faire exorciser.

— Et toi, quelle est ton idée ?

— C’est étrange, ma première ébauche de réponse ne repose pas non plus sur un savoir, ni sur les sciences. Je la situerais instinctivement plutôt du côté de ce que j’ai éprouvé toutes ces années auprès des patients. Souvent, j’ai ressenti des impressions, et je crois même pouvoir parler d’échanges, qui ne reposaient pas sur la parole ou la communication au sens où on l’entend dans nos spécialités. Il pouvait s’agir d’un regard, d’un geste, d’une sensation, mais qui en disaient davantage que de longues phrases et avaient bien plus de force. Quelque chose qui allait droit au cœur. Je crois que l’on touche à la manifestation profonde de ce qui fait de nous des êtres humains. D’habitude, ces sentiments sont enfouis sous nos codes de civilisation millénaires. Mais là, entre Tyrone et Lauren, débarrassés de l’importance de l’apparence, une fois tous les principes de communication abolis, parce que ce garçon les a perdus, on y arrive directement. Est-ce que l’on peut expliquer ce qui s’est passé avec des phéromones ou des archétypes physiques ? Je n’en suis pas certain. Il ne l’a pas attaquée. Il s’est accroché à elle comme à une bouée. Quelque chose en elle a réussi à réveiller une étincelle d’humanité au fond de ce jeune homme. Devant ce mystère, il faut envisager le pouvoir des sentiments, y compris face à la maladie.

Scott marqua une pause et commenta :

— Je ne sais pas comment réagirait la communauté scientifique en entendant ça…

Jenni regardait son complice. Elle l’avait déjà vu réfléchir ainsi, tout remettre en cause pour envisager un champ exploratoire d’un œil neuf. Dans ces moments-là, elle le trouvait brillant. Elle avait alors simplement envie de l’aider à aller le plus loin possible.

— Ce que pense la communauté n’a aucune importance, Scott. Ce sont leurs ancêtres qui ont obligé Galilée à jurer que la Terre était plate. On ne cherche pas à remporter une médaille ou un prix Nobel. On cherche à sauver notre peau. Creuse ton idée, elle me parle.

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