Frédéric Beigbeder Premier bilan après l'apocalypse
essai

« Mon Dieu ! mon Dieu ! qu’il existe donc peu de livres qu’on puisse relire, soupira des Esseintes, regardant le domestique qui descendait de l’escabelle où il était juché et s’effaçait pour lui permettre d’embrasser d’un coup d’œil tous les rayons. »

J. K. Huysmans, À rebours, 1884.

à Chloé, qui lit plus vite que moi.

MAKING OF

Les livres sont des tigres de papier, aux dents de carton, des fauves fatigués, sur le point de se laisser dévorer. Pourquoi s’obstiner à lire sur un objet pareil ? Des feuilles fragiles, inflammables, reliées, imprimées, sans batterie électrique ? Tu es obsolète, ô vieux livre bientôt jauni, nid à poussière, cauchemar de déménageur, ralentisseur de temps, usine à silence. Tu as perdu la guerre du goût[1]. Les lecteurs de livres en papier sont de vieux maniaques, chaque jour plus vieux, chaque soir plus maniaques. Ils préfèrent caresser un ouvrage qu’ils peuvent respirer, plier, annoter, poser et reprendre, n’importe où, n’importe quand, sans avoir à le brancher sur le secteur. Tragédie de la sénilité. Le fait même de lire un texte sur papier fait de nous des débris, comme Montag dans Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, roman de science-fiction qui anticipa en 1953 le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui. Un monde où les livres de papier étaient interdits et où des pompiers pyromanes étaient payés pour les brûler. Le seul point sur lequel Bradbury, aveuglé par les autodafés des nazis, s’est trompé, c’est le feu : les industriels se sont aperçus que le pilon est nettement plus discret que la cheminée. Le reste de sa prédiction est en passe de se réaliser : d’ici à quelques années, les tigres de papier vont être remplacés par des écrans plats appartenant à trois compagnies américaines (Apple, Google et Amazon), une japonaise (Sony) et une française (Fnac).


Vous tenez entre les mains un tigre de papier qui n’est pas « dématérialisé » et qui prétend même mordre encore un peu. Il veut défendre ses congénères, parents et bienfaiteurs : d’autres vieux fauves menacés d’extinction, aussi impressionnants qu’un tas de peluches abandonnées dans un grenier. Le livre de papier, souviens-toi, fut inventé par un Allemand nommé Johannes Gutenberg il y a environ six siècles. Le roman moderne est apparu peu après, grâce à Rabelais, puis Cervantès. On peut donc déduire de l’extinction du livre de papier que le roman va également disparaître : les deux étaient liés. Lire un roman demandait du temps, un fauteuil et un codex (objet livre relié, dont on tourne les pages) : essayez de lire À l’ombre des jeunes filles en fleurs en cliquant sur un iPad et l’on en reparle. Les concepteurs du livre électronique croient si peu au roman que le texte de Proust disponible en ligne est truffé de coquilles, fautes de frappe, erreurs de ponctuation : il n’a visiblement pas été relu par ceux qui prétendent étendre son rayonnement par sa numérisation. Le remplacement du livre en papier par la lecture sur écran va donner naissance à d’autres formes de récits. Ils seront peut-être intéressants (interactivité, hypertexte, habillages sonores ou musicaux, illustrations en 3D, relais vidéo…) mais ce ne sera plus du roman au sens où nous l’entendions, nous, lecteurs cacochymes, obsédés obsolètes, bibliophiles ringards.

J’avoue être sidéré par l’indifférence globale dans laquelle cette apocalypse a lieu. Comme disait Michaux à propos de l’homme : le roman sur papier, c’était tout de même quelqu’un. Les premiers romans feuilletés dans mon adolescence me permettaient d’échapper à ma famille, au monde extérieur, et peut-être, sans le savoir, à l’absence de signification de l’univers entier. Sartre dit dans Les Mots que « l’appétit d’écrire englobe un refus de vivre ». Je crois qu’on peut dire la même chose de la lecture sur papier : la concentration me permettait de fuir la réalité, ou plutôt elle comblait un vide inexprimable… l’absence de Dieu ? le départ de mon père ? ma timidité avec les filles ? Lire des romans durant des heures me semblait la liberté suprême. Une façon de me projeter dans une autre existence que la mienne, plus belle et plus captivante. Un monde parallèle, haut en couleur. Une réalité moins désorganisée, une grille de lecture pour décoder l’existence. Une utopie encore plus merveilleuse que la masturbation.


Certes, tout le monde raconte des histoires partout : la télévision regorge de feuilletons, le cinéma américain domine la terre, le jeu vidéo nous offre même la possibilité de devenir un héros franchissant d’un coup de joystick les mêmes épreuves qu’Ulysse. Quelle est la place du roman en papier dans cette époque qui croule sous le « storytelling » ? Les théoriciens du Nouveau Roman n’avaient pas complètement tort de s’interroger sur l’obsolescence des personnages et l’impasse de la narration classique. Dès 1936, Scott Fitzgerald déprimait déjà, dans La Fêlure, lorsqu’il s’est aperçu que la bataille de l’écrit était perdue contre l’écrasante domination de l’image : « Je compris que le roman, qui à l’époque de ma maturité constituait le support le plus solide et le plus souple pour transmettre émotions et pensées d’un être humain à l’autre, était en train de se subordonner à un art mécanique et communautaire incapable, que ce soit aux mains des marchands de Hollywood ou des idéalistes russes, de refléter autre chose que la pensée la plus banale, que l’émotion la plus évidente. » Ce qui n’est pas très aimable pour le septième art. Posons la question autrement : comment le roman de papier peut-il rivaliser avec l’audiovisuel dans un monde où l’homme occidental passe trois heures par jour en moyenne devant son téléviseur ? Par moments, j’ai l’impression que le premier grand roman de l’Histoire (Don Quichotte) décrit très précisément le combat engagé par quelques irréductibles pour la défense de la littérature à l’aube du troisième millénaire. Sachez que j’écris cette préface armé d’une lance et coiffé d’un heaume.


Pietro Citati et George Steiner disent que le roman est mort ou du moins qu’il est très fatigué. Qu’on en a fait le tour. Il est vrai qu’à force d’inventer des personnages qui n’existent pas on encombre une planète déjà surpeuplée. Cette opinion est à la mode : le pessimisme est l’esthétique du moment ; peut-être que j’y succombe moi aussi car je suis un garçon influençable. Ce qui est bizarre, c’est que ces mêmes exégètes érudits affirment qu’on publie trop de romans. D’un côté le roman se meurt, de l’autre il est trop vivant ? Il y a là un paradoxe. Ou bien le roman sera-t-il noyé sous la masse ? J’aime mieux l’espoir offert par Mario Vargas Llosa dans son discours de réception du Nobel 2010, dont le lyrisme ne me semble nullement ridicule en ces temps où l’on poignarde Gutenberg dans le dos : « Nous devons continuer à rêver, à lire et à écrire, car c’est la façon la plus efficace que nous ayons trouvée de soulager notre condition périssable, de triompher de l’usure du temps et de rendre possible l’impossible. » Certes il ne défend pas les tigres de papier mais si je l’embrigade avec moi (Mario, je veux bien être votre Sancho Pança), c’est que le papier me paraît moins « périssable » que l’e-book-à-écran-tactile-basse-tension-en-rétroluminosité-digitale, démodé deux jours après sa sortie de l’usine.


Le livre imprimé sur papier était, rappelle Umberto Eco, l’invention parfaite. Simple, économique, transportable, maniable et durable. Pourquoi vouloir se débarrasser d’un objet aussi abouti ? J’ai commis huit romans de papier parce que j’ai tout de même la foi. Je suis persuadé que le roman m’a sauvé, en donnant une illusion de sens au chaos qui m’entoure. Le romancier est un ermite qui se crée une société, mais c’est surtout quelqu’un qui essaie de justifier son existence : déformant sa vie pour en imaginer d’autres, le roman lui donne soudain une utilité, une présence, un semblant d’organisation. Il invente une vie dont il sort vainqueur, où il se sent plus à domicile. Même quand ils n’étaient pas complètement autobiographiques, mes romans m’ont obligé à savoir qui j’étais vraiment. Ce fut comme une psychanalyse, en moins cher et plus ridicule : sans guérison. Le roman sert à aggraver son cas. Le roman est toujours une correction d’épreuves. Le roman m’a donné une excuse pour ne pas devenir un crétin satisfait. Est-ce toujours vrai du roman numérique ? Pensez-vous honnêtement que vous écoutez la musique avec la même attention depuis que le MP3 a remplacé le disque ? L’accessibilité, l’immédiateté, l’universalité, la gratuité ne réduisent-elles pas notre appétit ? Il faut se souvenir de l’acte admirable qui consistait à fureter dans les librairies, à flâner devant les vitrines, à désirer un livre sans l’obtenir tout de suite. Un roman se méritait : tant qu’il n’était pas disponible en ligne, il exigeait de nous des efforts physiques. Il fallait sortir de chez soi pour aller le choisir dans un lieu rempli de rêveurs esseulés, puis faire la queue pour l’acheter, se forcer à sourire à des inconnus atteints de la même maladie, avant de le transporter dans ses mains ou sa poche jusqu’à son domicile, en métro ou sur la plage. Le roman de papier était ce tour de magie capable de changer un asocial en mondain, puis à nouveau en anachorète, en le contraignant à rester un instant — oh ! pas très longtemps, mais un peu tout de même — coincé face à lui-même. Un roman de papier ne s’écrivait pas comme un script sur Word. On ne lisait pas sur papier comme on zappe sur un écran. On n’écrivait pas au stylo comme on tape sur un clavier. L’écriture et la lecture sur papier avaient une lenteur qui leur conférait une noblesse : en aplanissant toutes les formes d’écriture, l’écran les rend interchangeables. Le génie est ravalé au rang d’un simple blogueur. Léon Tolstoï ou Katherine Pancol sont identiques, inclus dans le même objet. L’écran est… communiste ! Tout le monde y est logé à la même enseigne, lisible dans la même police : la prose de Cervantès est ravalée au même rang que Wikipédia. Toutes les révolutions ont pour but de détruire les aristocraties.


Prenons un exemple concret : lire en avion. Quand nous tournions les pages de romans en papier, nous pouvions apercevoir, durant le voyage, le titre du livre que parcourait notre jolie voisine. Maintenant qu’elle lit sur une tablette informatique, on ne voit qu’un logo en forme de pomme grignotée. Je préférais quand elle laissait trainer négligemment la couverture blanche d’Amants, heureux amants sur son accoudoir… Ce qui était beau dans le livre de papier, c’était sa condition d’objet unique, avec une couverture et une tranche différentes de toutes les autres couvertures et tranches. Chaque roman était un objet rare : écrire c’était fabriquer cet objet, le polir, l’imaginer, le rêver, comme un sculpteur. Je n’ai jamais écrit qu’en fantasmant sur l’objet final, sa taille, sa forme, son odeur. J’ai toujours eu besoin de visualiser la couverture, le titre, avec bien sûr mon nom en haut de l’affiche, en caractères gras. Lire (ou écrire) sur une tablette électronique c’est tenir entre ses mains un port de passage, une gare miniature où circulent les œuvres transitoires et interchangeables. Chaque livre en papier était différent ; la liseuse est indifférente, elle ne change pas de forme à chaque roman. Quel que soit le texte que vous lisez (ou écrivez), elle restera toujours identique : entre vos mains, Les Fleurs du mal pèseront le même poids que Belle du seigneur.


Autre apocalypse : la fin d’un beau geste. Pensez-vous franchement que l’acte de lire un livre en papier est le même que celui de cliquer sur un écran tactile ? Lire un objet unique en tournant des pages réelles, c’est-à-dire en avançant dans l’intrigue PHYSIQUEMENT, n’a absolument rien de commun avec le geste de glisser son index sur une surface froide, même si Apple a eu la délicate attention de prévoir un bruitage de papier à chaque fois que le lecteur électronique change de page (détail qui, au passage, trahit le complexe d’infériorité des partisans du numérique). Si l’on se souvient que Julien Sorel prend la main de Madame de Rénal au premier tiers du Rouge et le Noir, c’est parce que l’objet de papier permettait de PROGRESSER vers cette apothéose. On l’avait presque VISUALISEE en tournant chaque page du roman, pendant que Julien élaborait sa stratégie de séduction. Chaque roman de papier que j’ai lu reste gravé dans ma mémoire rétinienne. De même que son odeur ! On respirait l’odeur du papier, avec réminiscences de bibliothèques municipales parfumées au linoléum, souvenirs olfactifs de la cire du parquet de la villa Navarre à Pau ; l’odeur du papier faisait voyager dans l’espace-temps, vers le fauteuil branlant de grand-père où l’on s’engourdissait en rêvant. Les fibres végétales composant la texture du papier, l’encre à peine sèche dégageait des effluves raffinés… Quelle odeur a le livre électronique ? Celle du métal.


Les pages lues sur papier étaient une conquête, lire c’était déchiffrer un univers, comme un explorateur ou un alpiniste du cerveau humain. La lecture sur papier était davantage qu’une distraction, c’était une victoire ; je me souviens de ma fierté en refermant Splendeurs et misères des courtisanes ou Crime et châtiment : ça y était, j’avais fini, je savais tout de Rastignac ou Raskolnikov, et je refermais leurs vies fictives sur mes genoux avec la satisfaction du devoir accompli. La liseuse électronique ne fait pas de nous des lecteurs qui avancent dans une œuvre, s’enfoncent dans un monde étranger pour s’évader du nôtre, mais des consommateurs blasés, automates dispersés, zappeurs impatients, cliqueurs distraits. Le risque d’A.D.D. (Attention Déficit Disorder), c’est-à-dire ce syndrome de déconcentration qui touche de plus en plus de victimes des ordinateurs, est démultiplié lorsqu’on lit sur une tablette qui reçoit des e-mails, des vidéos, des chansons, des chats, des posts, alertes, skype, tweets, et des beeps et des blurps, sans compter les virus et pannes qui vous interrompent en plein monologue intérieur de Molly Bloom. Nous ne pourrons bientôt plus visiter le cerveau des génies, puisque le nôtre sera débordé, passif, voire buggé. Paul Morand s’inquiétait déjà dans son Journal inutile (bien avant l’invention de l’iPad) : « La concentration : il faudrait l’enseigner aux enfants, avoir des classes de concentration ; et de mémoire (les jésuites, seuls, l’ont compris). On ne réussit qu’en pensant à une seule chose, que ce soit à un personnage de roman, ou à une fortune à faire. »


Il y a dix ans, en 2001, c’est-à-dire bien avant la fin du monde littéraire, je me suis mis en tête de commenter les 50 livres du siècle choisis par les Français (un sondage Le Monde et Fnac) :

1) L’étranger d’Albert Camus (1942)

2) À la recherche du temps perdu de Marcel Proust (1913–1927)

3) Le procès de Franz Kafka (1925)

4) Le petit prince d’Antoine de Saint-Exupéry (1943)

5) La condition humaine d’André Malraux (1933)

6) Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline (1932)

7) Les raisins de la colère de John Steinbeck (1939)

8) Pour qui sonne le glas d’Ernest Hemingway (1940)

9) Le grand Meaulnes d’Alain-Fournier (1913)

10) L’écume des jours de Boris Vian (1947)

11) Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir (1949)

12) En attendant Godot de Samuel Beckett (1953)

13) L’être et le néant de Jean-Paul Sartre (1943)

14) Le nom de la rose d’Umberto Eco (1981)

15) L’archipel du goulag d’Alexandre Soljénitsyne (1973)

16) Paroles de Jacques Prévert (1946)

17) Alcools de Guillaume Apollinaire (1913)

18) Le lotus bleu d’Hergé (1936)

19) Journal d’Anne Frank (1947)

20) Tristes tropiques de Claude Lévi-Strauss (1955)

21) Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley (1932)

22) 1984 de George Orwell (1948)

23) Astérix le gaulois de Goscinny et Uderzo (1959)

24) La cantatrice chauve d’Eugène Ionesco (1950)

25) Trois essais sur la théorie sexuelle de Sigmund Freud (1905)

26) L’œuvre au noir de Marguerite Yourcenar (1968)

27) Lolita de Vladimir Nabokov (1955)

28) Ulysse de James Joyce (1922)

29) Le désert des tartares de Dino Buzzati (1940)

30) Les faux-monnayeurs d’André Gide (1925)

31) Le hussard sur le toit de Jean Giono (1951)

32) Belle du seigneur d’Albert Cohen (1968)

33) Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez (1967)

34) Le bruit et la fureur de William Faulkner (1929)

35) Thérèse Desqueyroux de François Mauriac (1927)

36) Zazie dans le métro de Raymond Queneau (1959)

37) La confusion des sentiments de Stefan Zweig (1926)

38) Autant en emporte le vent de Margaret Mitchell (1936)

39) L’amant de Lady Chatterley de D.H. Lawrence (1928)

40) La montagne magique de Thomas Mann (1924)

41) Bonjour tristesse de Françoise Sagan (1954)

42) Le silence de la mer de Vercors (1942)

43) La vie mode d’emploi de Georges Perec (1978)

44) Le chien des Baskerville d’Arthur Conan Doyle (1902)

45) Sous le soleil de Satan de Georges Bernanos (1926)

46) Gatsby le magnifique de Francis Scott Fitzgerald (1925)

47) La plaisanterie de Milan Kundera (1967)

48) Le mépris d’Alberto Moravia (1954)

49) Le meurtre de Roger Ackroyd d’Agatha Christie (1926)

50) Nadja d’André Breton (1928)

Voyant la dématérialisation approcher dans l’indifférence (ou la complicité) générale, j’ai décidé d’établir une nouvelle liste du XXe siècle, celle de MES 100 LIVRES PRÉFÉRÉS À LIRE SUR PAPIER AVANT QU’IL NE SOIT TROP TARD. Le top 50 des Français de 2000 ne me déplaisait pas ; leur liste était éclectique, consensuelle, équilibrée, mais elle possédait un grave défaut : ce n’était pas la mienne, c’était la vôtre ! J’avais envie de dresser un autre « hit-parade du dernier siècle » plus subjectif, injuste, bancal, intime. Plus récent aussi car je considère comme criminel de ne défendre que les morts, c’est-à-dire ceux qui ont le moins besoin de notre aide. Je dois beaucoup à mes contemporains : je ne vois pas pourquoi la plupart des historiens de la littérature punissent certains auteurs d’être toujours en vie. Comme le notait Valéry Larbaud dans Fermina Marquez, en 1911 : « MM. Les surveillants généraux, qui se montent des bibliothèques avec les romans confisqués aux élèves, vous donneront à entendre que, pour commencer à avoir du talent, un auteur doit être mort depuis soixante-quinze ans. » Je n’ai pas la patience d’attendre le verdict de la postérité. L’avantage des auteurs vivants, c’est qu’on peut les croiser, devenir leur copain ou leur ennemi, leur poser des questions sur leur méthode de travail et (éventuellement) écouter leurs réponses, s’influencer, se comparer, s’estimer, se disputer, se réconcilier, coucher avec, vomir dessus. Une bonne partie des auteurs cités dans mon hit-parade n’ont jamais été mentionnés dans aucun essai littéraire. Plutôt que de proposer une hiérarchie alternative (tous les classements artistiques sont faux par définition, car l’art n’est pas une course de chevaux), le but de ce livre est de rétablir une justice : pendant que la littérature française s’endormait sur ses lauriers depuis la mort de Proust, Céline, Sartre et Camus, un certain nombre d’auteurs étrangers l’ont réveillée, et une bande d’écrivains français est née de ce bazar planétaire nommé mondialisation. Cette génération — Besson, Carrère, Despentes, Houellebecq, Jauffret, Moix, Nothomb, Pille, etc. — est en train de s’imposer petit à petit, à l’usure, un peu partout dans le monde : raison pour laquelle les prix Goncourt et Renaudot 2010 étaient plus émouvants que d’habitude. Pour la première fois, les voici tous (français et étrangers) inventoriés par un petit confrère qui a contribué, quelquefois, par son agitation désordonnée, à en révéler certains.


Choisir cent livres qu’on aime, c’est se définir : ma nouvelle liste en dit long sur mon analphabétisme. On dira que c’est le panthéon bancal d’un critique improvisé, mais cette bibliothèque de papier mâché trahit surtout une vie de lecteur autodidacte et dispersé. Bien sûr, dans la liste du Dernier inventaire avant liquidation paru en 2002 figuraient beaucoup d’auteurs que je vénère (Apollinaire, Nabokov…) et certains que j’ai rencontrés (Sagan, Kundera). Pour éviter de me répéter comme un vieux gâteux, je les ai exclus de ce nouveau club des 100. Sauf Gide et Sagan, Perec et Vian, Hemingway et Fitzgerald, puisqu’il faut toujours des exceptions pour confirmer une règle, et que rien n’est plus délectable que de désobéir aux lois que l’on vient bêtement de promulguer, surtout quand on a la chance, pour la première fois, de pouvoir balancer les noms de toute sa bande. Oui, tout est de leur faute, ce sont eux les responsables, les complices de mes méfaits, j’y reviendrai en conclusion.


Permettez-moi de préciser que le choix de mon top 100 ne doit rien au caprice. J’ai procédé scientifiquement. Pour décider du classement ultime de ma bibliothèque de papier, j’ai donné des notes de 1 à 10 à des centaines d’ouvrages, publiés entre 1895 et 2010, avant de les empiler dans ma maison basque en fonction de la moyenne obtenue. L’algorithme qui m’a permis de pondérer les résultats est si complexe qu’il snobe celui qui permit à Mark Zuckerberg de fonder Facebook le 4 février 2004. En tant que savant transparent, je n’hésite pas à vous dévoiler ma méthode de travail. Mes dix critères officiels de sélection étaient les suivants.

MES 10 CRITÈRES POUR AIMER UN LIVRE

1-TRONCHE DE L’AUTEUR (ATTITUDE OU MANIÈRE DE S’HABILLER)

2-DRÔLERIE (UN POINT PAR ÉCLAT DE RIRE)

3-VIE PRIVÉE DE L’AUTEUR (PAR EXEMPLE, UN BON POINT S’IL S’EST SUICIDÉ JEUNE)

4-ÉMOTION (UN POINT PAR LARME VERSÉE)

5-CHARME, GRÂCE, MYSTÈRE (QUAND TU TE DIS « OH LA LA COMME C’EST BEAU » SANS ÊTRE CAPABLE D’EXPLIQUER POURQUOI)

6-PRÉSENCE D’APHORISMES QUI TUENT, DE PARAGRAPHES QUE J’AI EU ENVIE DE NOTER, VOIRE DE RETENIR PAR CŒUR (UN POINT PAR CITATION PRODUISANT UN EFFET SUR LES FEMMES)

7-CONCISION (UN POINT SUPPLÉMENTAIRE SI LE LIVRE FAIT MOINS DE 150 PAGES)

8-SNOBISME, ARROGANCE (UN BON POINT SI L’AUTEUR EST UN MYTHE OBSCUR, DEUX S’IL PARLE DE GENS QUE JE NE CONNAIS PAS, TROIS SI L’ACTION SE DÉROULE DANS DES LIEUX OÙ IL EST IMPOSSIBLE D’ENTRER)

9-MÉCHANCETÉ, AGACEMENT, COLÈRE, ÉRUPTIONS CUTANÉES (UN POINT SI J’AI RESSENTI L’ENVIE DE JETER LE BOUQUIN PAR LA FENÊTRE)

10-ÉROTISME, SENSUALITÉ DE LA PROSE (UN POINT EN CAS D’ÉRECTION, DEUX EN CAS D’ORGASME SANS LES MAINS).

J’espère bien que ces nouveaux critères révolutionneront l’enseignement littéraire dans les collèges et les lycées. Après des mois de tergiversations, de corrections et de retournements de veste durant lesquels mon éditeur a perdu ses derniers cheveux, je voudrais rassurer tous les écrivains vivants qui ne figurent pas dans cette liste : si ce Bilan touche d’autres vieux papivores, Manuel le chauve réclamera un tome deux, et en cas de talent, vous y figurerez automatiquement — en l’absence de talent, cela ne me dérange pas d’être brouillé avec vous. Je précise aussi que les auteurs salariés chez Grasset ont été exclus d’emblée (Bernard, Charles, Jean-Paul, désolé, la déontologie est une sale pute). Et voici donc mes cent livres de chevet du siècle dernier, un inventaire aussi dingue que les Cent Jours et deux fois plus privé que les « 200 familles ».


Ô lecteur vintage, ô bouquiniste de papier, ô survivant des greniers perdus, ô courageux toxicomane accro à la drogue la plus menacée du monde, ô valeureux protecteur de grimoires humides, ô merveilleux autiste littéraire, ô toi qui sauves l’intelligence de l’oubli, ne guéris jamais, et continues de chérir ces tigres de papier friable pendant qu’il en est encore temps. Certains de ces titres sont d’ores et déjà introuvables dans les librairies ; d’autres sont sur le point de disparaître ; et dans quelques années, ce seront les librairies qui auront disparu, avec tous les Montag d’aujourd’hui. Dépêchons-nous de collectionner ces vestiges en cachette. Sauvons les « happy few » qui peuvent encore l’être. Ralentissons le progrès de la bêtise, s’il vous plaît. Encore un instant, Monsieur le bourreau numérique. Laissez-moi finir cette page, s’il vous plaît, lire un dernier chapitre, comme un condamné à mort fumant sa dernière cigarette — comme un Japonais attendant calmement le tsunami dans sa maison de papier. L’indifférence des endormis ne signifie pas que ce qui arrive n’est pas grave. Nous entrons mollement dans une apocalypse d’amnésie et de vulgarité. Si j’écris, c’est grâce à ces morceaux de papyrus où se cachait toujours une âme sœur. C’est la faute à Jay et Bret, la faute à Blondin, la faute à Toulet, la faute à Dustan… C’est de toute manière envers ces cent objets précieux que l’on devra ressentir, selon ce que l’on pense de ma microscopique pierre à l’édifice gratitude ou rancœur.

F.B.

Ultime précision : Premier bilan après l’apocalypse n’est téléchargeable sur aucun site internet. Toute version disponible autrement que sur papier est donc une version fausse ou piratée. Si je vous surprends à lire ceci sur un écran, c’est ma main dans la gueule. Compris ? !

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