Numéro 85 : « Tout est illuminé » de Jonathan Safran Foer (2002)

En Amérique, les premiers romans ont une tout autre dimension qu’en France : là-bas, pour trouver un éditeur, un jeune écrivain doit vraiment remuer ciel et terre, imaginer un monde nouveau, révolutionner la narration, bâtir une langue originale, engager un agent… Il ne faut pas s’étonner si, de temps en temps, nous parvient d’outre-Atlantique un grand roman écrit par un inconnu, un artefact ovniesque, fiévreux et truculent, une vie entière transcrite sur le papier. Aux États-Unis, les mômes de vingt balais écrivent comme chez nous les sexagénaires. Plus haut dans ce classement, j’évoque le phénomène Une œuvre déchirante d’un génie renversant, la bouleversante et désopilante épopée de Dave Eggers, orphelin affublé d’un petit frère encombrant. J’ai aussi admiré La Maison des feuilles de Mark Danielewski (né en 1966) : entreprise tout aussi libre et allumée, dans un autre genre (le fantastique en abyme). Et je suis fan de l’insensé premier roman d’un jeune barge nommé Jonathan Safran Foer : Tout est illuminé.

La saga commence par le monologue d’un jeune Ukrainien qui parle très mal l’anglais nommé Alexandre Perchov. Aussi demeuré que dans un roman de Faulkner, mais aussi comique que chez John Kennedy Toole. Alex prend sans cesse un mot pour un autre et reste persuadé que le soixante-neuf a été inventé en 1969 : « Qu’est-ce que les gens faisaient avant 1969 ? Seulement des pipes et de la mastication de mottes mais jamais en chœur. » Accompagné de son chien Sammy Davis Jr., Alexandre sert d’interprète à Jonathan Safran Foer, l’auteur, venu en Ukraine à la recherche d’une femme prénommée Augustine qui a sauvé la vie de son grand-père (son village natal, Trachimbrod, ayant été détruit par les nazis en 1941). Les chapitres vont et viennent : retours en arrière, plongeons dans le présent, style épique et potache. La forme n’est plus le fond qui remonte à la surface : la forme est cachée au fond du fond. C’est en racontant cette histoire picaresque mégalo-minuscule que Jonathan Safran Foer « cherche sa voix ». Et la trouve : parfois indigeste, mais toujours créatrice et bizarroïde. Certes, il a du mal à se détacher de certaines influences : récapituler l’histoire d’un petit village fait penser à Cent ans de solitude. Pourtant on se lasse moins qu’en lisant l’ouvrage de Gabriel Garcia Marquez. D’habitude je décroche très vite quand un roman est par trop absurde ; ici, la curiosité était la plus forte ; j’étais toujours tenté de lire la suite, même quand elle nageait dans le surréalisme le plus total. Parce que, derrière, la folie ILLUMINAIT l’Histoire, l’Émotion, la Vérité. Parce que cet effronté anonyme était en train de fabriquer de ses petites mains frêles un torrent baroque et bouffon à la Bellow ou Singer, ni plus ni moins.

Jonathan Safran Foer, une vie

Né en 1977 à Washington DC, Jonathan Safran Foer a suivi des études de lettres à Princeton et publié des textes dans The Paris Review et le New Yorker. Son premier roman a fait l’objet d’un « buzz » extraordinaire : avant même sa publication, Everything is illuminated fut mis aux enchères par un célèbre agent littéraire. L’éditeur Houghton Mifflin le décrocha contre une avance de 350 000 dollars. Connaissez-vous beaucoup d’auteurs n’ayant rien publié qui voient les maisons d’édition se battre pour lui offrir un contrat pareil ? Dès sa sortie, Everything is illuminated fut salué à la une de la New York Times Book Review : « Ce roman à l’imagination débridée est une vraie merveille. Il forcera votre admiration. Et il vous brisera le cœur », déclara Joyce Carol Oates. Et Pietro Citati de s’enthousiasmer dans La Repubblica : « Parfois il suffit d’un seul livre pour effacer nos doutes sur la littérature d’aujourd’hui. » N’en jetez plus ! C’est too much ! Ce jeune homme fut le grand gagnant de la Star Ac littéraire. Est-ce le succès précoce ? Ses deux livres suivants étaient moins amusants…

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